16.2.18

À l’ère du n’importe quoi — appelons ainsi l’époque à laquelle il m’a été donné de vivre —, la pensée, même la plus élémentaire (quelque chose comme le raisonnement) est honnie. Comme si, dans une certaine mesure, l’exactitude, la clarté, la précision, la justesse étaient les ennemies du juste et du bien. Alors que c’est rigoureusement l’inverse : c’est la confusion dans les idées, les erreurs de raisonnement, l’absence d’argumentation qui en sont les ennemies. Moins on pense, plus on s’éloigne du but. Pourtant qui pense ? Je demande par là : qui prend la peine de raisonner, d’interroger ses positions, d’élaborer des arguments, d’émettre contre soi-même des objections ? L’ère du n’importe quoi est aussi l’ère de l’affirmation à tout prix, où le moindre doute est suspect, le temps réduit à sa plus infime fraction (qui elle-même devient toujours plus infime, dirais-je), et le moment de suspens nécessaire quand on pense, annulé, réduit à zéro, oublié.

Ce matin, en arrivant à la crèche, quand je lui ai demandé : À quoi tu penses, mon lapin, Daphné, qui avait l’air rêveuse, m’a répondu : À rien. — Les ennuis commencent à peine, me suis-je dit un peu plus tard dans la matinée, après être allé courir, en pensant à cette scène, envisageant de l’écrire dans mon journal. Et c’est une phrase qui a plusieurs sens, dont le plus prégnant n’est pas forcément celui qu’on croit.

En revenant de courir, j’ai écrit la première phrase et quelque qui précède. Je n’y ai pas pensé pour l’écrire plus tard, non, je l’ai écrite, je l’ai pensée comme je l’écrirai ; — et en fait toute ma pensée à ce moment-là, comme sans doute, je crois, toutes les pensées réelles que je puis avoir, ma pensée était modelée sur l’écriture, elle avait la forme, si ce n’est la matière, qu’elle n’avait que potentiellement encore, de l’écriture.

Souviens-toi de cette remarque de Wittgenstein : « Ich denke tatsächlich mit der Feder, denn mein Kopf weiß oft nichts von dem, was meine Hand schreibt. »

L’esprit comme machine à écrire.

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