25.4.19

Nelly a passé la journée d’hier à Paris, pour le travail. Ce matin, après qu’elle est partie accompagner Daphné à l’école, comme tous les matins, je suis tombé sur un mook qu’elle avait dû ramener d’un rendez-vous, un genre de magazine culturel, quoi, mais avec des pages plus épaisses, des grandes photos de gens, des publicités, et tout ce qui va avec. Je ne suis pas certain du contenu du magazine en question (pour être tout à fait honnête, j’ai déjà oublié son nom, il faudrait que je me lève pour aller regarder la couverture, mais je n’en ai pas envie, pas la force non plus, je crois), mais je sais qu’on y parlait de livres qui rendent les gens heureux ou qui font peur ou qui racontent des histoires édifiantes ou intimes ou les deux, ça dépend des livres, on y parlait de gens déjà connus des gens, ou de gens qui étaient appelés à le devenir bientôt, à l’évidence, le tout sous la forme de questions-réponses avec des photos des gens qui vendent leurs livres ou sont déjà connus des gens, ou vendent leur pièce de théâtre, ou vendent leur film, ou sont tout simplement déjà connus des gens. Mais ça, je l’ai déjà dit. J’ai été étonné parce que, moi, à l’exception d’une ou deux personnes peut-être trois mais pas quatre moins de quatre personnes donc dont j’avais déjà entendu parler, je suppose comme tout le monde, mais je n’en sais rien, peut-être pas, bref, moi, à l’exception de moins de quatre personnes, je ne connaissais absolument personne dans le magazine. Et surtout, me suis-je demandé, comment les gens peuvent-ils bien avoir envie de lire ce genre de magazines ? Mais, c’est ce que je me suis dit tout de suite après m’être posé cette question qui est devenue banale, somme toute, pour moi, ce n’était pas la bonne question à me poser parce que, peut-être, ce ne serait pas la première fois que des phénomènes de cet ordre se produisent, peut-être que personnen’achètera ce magazine (j’ai oublié de préciser que c’était un « nouveau » magazine), et qu’il disparaîtra comme des dizaines d’autres magazines avant lui. Non, la bonne question, me semble-t-il, est celle-ci : comment peut-on avoir envie de figurer dans un magazine de ce genre ? Parce que c’est un long cheminement pour y parvenir. Ne crois pas que tu te réveilles un matin en découvrant qu’on t’a envoyé un message dans la nuit pour, soudain, être interrogé par un pigiste au Mook du book, ou quel que soit le nom de cette chose-là, non, les événements ne se déroulent pas de cette façon, que nenni. Moi, par exemple — mais quel autre exemple que moi pourrais-je bien prendre que moi ? —, moi, par exemple, ce matin, quand je me suis levé, je n’avais pas de message de mon attachée de presse sur mon répondeur m’invitant à répondre aux questions du Mook du book, mais il est vrai que je n’ai plus d’attachée de presse depuis que je n’ai plus d’éditeur, mais ce n’est pas ce que je voulais dire non plus, ce que je voulais dire, c’est que, moi, on ne me propose pas de répondre à ce genre de questions, les choses ne se passent pas comme ça, c’est un long processus, il faut avoir envie de produire les productions susceptibles de paraître dans ce genre de parutions, il faut les produire, il faut avoir suffisamment de talent ou suffisamment peu de talent, je ne sais pas, pour écrire un livre, monter une pièce, tourner un film, je ne sais pas, que le rédacteur en chef du Mook du book jugera digne de figurer dans les pages de son magazine. Moi, par exemple, ce que je fais n’a aucune chance de figurer dans les pages du Mook du book, et si je voulais un jour figurer dans les pages du Mook du book, ou de quelque autre production de la même espèce, il faudrait que je consacre une partie considérable de mon temps à mener à bien une telle entreprise. Ne passe pas dans le Mook du bookqui veut. Est-ce pour des raisons de ce genre que je trouve indigentes ce genre de publications ? Parce que, en vérité, je sais que je n’y figurerai jamais, que nul miroir ne m’y est de fait tendu, que c’est l’altérité absolue, comme une autre civilisation qui m’est étrangère, comme si le magazine m’adressait un message subliminal : Oh oui, tu peux bien me lire, moi, je ne parlerai jamais de toi, comme si je feuilletais le catalogue d’une agence de voyage qui vendrait des destinations où je sais que je n’aurais jamais les moyens d’aller, une galaxie à des milliards de dollars-lumière de là où je me trouve. Possible. J’aimerais qu’on parle de moi, pourtant, c’est vrai, je ne dois pas le cacher, mais je navigue en quelque sorte sous le radar. Nulle part, personne. Personne n’a envie de parler de moi, personne n’a envie de me faire parler sur moi. Est-ce si terrible que cela ? Honnêtement, je ne sais pas. Certains jours, je me dis que oui. D’autres jours, je me dis que non. D’autres jours encore, j’écris cette page de mon journal sans trop savoir pourquoi. Comme une (trop bavarde) logorrhée sur la culture, la civilisation, les laides-lettres, moi, et tout le reste. Est-ce que tout ceci a un sens ? Quand tu te poses ce genre de questions, à vrai dire, c’est mauvais signe. Très mauvais. Tu peux regarder la télévision aussi longtemps que tu veux, lire tous les Mooks du book du monde que tu veux, lire tous les livres dont on parle dans tous les Mooks du book du monde que tu veux, tous les journaux, magazines, revues, tout tout tout, tu ne trouveras jamais cette question : Est-ce que tout ceci a un sens ? ou alors seulement pour lui donner une réponse immédiate, c’est-à-dire : refuser la question, la transformer en question rhétorique, mais non, la vraie question, violente, terrible, abyssale, même, radicale, terrifiante, pétrifiante, le regard de la Gorgone fait langage, non, tu ne la trouveras jamais. Pourquoi ? Il y a tant de raisons. Je suis sûr que toi-même tu es en train de faire la liste des raisons, tu sais bien pourquoi, tu ne te l’avoues jamais, tu ne t’autorises jamais à en faire la liste, mais tu les connais. Par cœur. Pourquoi ne t’autorises-tu pas à faire la liste des raisons pourquoi ? Parce qu’il est probable qu’alors, tu perdrais toute la force, toute la foi qu’il faut que tu rassembles chaque matin pour te lever et faire ce que l’on attend de toi et te demanderais au lieu de ça : Est-ce que tout ceci a un sens ? C’est ce que je me suis demandé ce matin. Et ensuite, ensuite, j’ai fait le ménage dans l’appartement.

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