Les contradictions dont nous sommes pétris sont peut-être moins l’expression de tensions internes insurmontables que d’un conflit entre ce que nous pensons être, ce à quoi nous aspirons, ce que nous estimons être une vie digne d’être vécue et ce que l’époque nous autorise à accomplir effectivement. Où les rêves de grandeur se fracassent contre le ricanement généralisé du grand nombre élevé au sein opulent de la culture de masse, l’industrie du divertissement, de la diversion, de l’asservissement. Où l’esquisse d’une phrase pleine de sens est barbouillée par les milliards d’interjections qui tiennent lieu chaque jour de communication globale. Où la vie même a du mal à se frayer un chemin entre la peur de la mort et sa réalité. Tout le monde est mortel mais personne n’a envie de mourir. Même les suicidaires rêvent d’une vie meilleure qui leur semble à jamais inaccessible. L’actualité — la médiatisation de la réalité — est un bain d’acide dans lequel se dissolvent nos aspirations. Il n’y a que les gourous qui puissent articuler une profession de foi claire et univoque. Parce qu’ils ont quelque chose à vendre. Celui qui n’a rien à vendre, ou plutôt qui croit en quelque chose parce qu’il y croit sincèrement et non parce qu’il escompte quelque gain qu’on ne prend même plus la peine de tenir secret ni d’enrober de pensée ou de philanthropie, comment ne serait-il pas paralysé ? Il ne semble plus y avoir que des fanatiques et des charlatans en face d’une masse infinie de consommateurs qui désirent tout et son contraire : non parce que c’est ce qu’ils désirent effectivement, mais parce qu’ils n’ont plus aucune notion de ce que pourrait la vie bonne, parce que plus personne n’a plus la moindre notion de ce que pourrait être la vie bonne, il n’y a plus que des vies pas trop insupportables, suffisamment confortables pour qu’on puisse les vouloir prolonger indéfiniment, ou tellement détestables qu’on est prêt à tout, tous les risques, toutes les bassesses, tous les crimes, toutes les faiblesses, pour la transformer. Et moi qui écris cela, que suis-je sinon une fleur dans le désert ? Suivant le guide, un touriste est passé par là. J’ai poussé dans une goutte d’eau qu’il a laissé tomber. J’ai crû sans que personne ne se soucie de moi. Quand je disparaitrai, tout redeviendra indifférent, mais j’aurai vécu.
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