24.3.21

Hier, Daphné est tombée dans la cour de l’école. Elle s’est relevée avec un énorme cocard à l’œil gauche. Aussi, comme elle a préféré ne pas aller à son club de sport, un peu de calme ne pouvant pas faire de mal à une enfant fatiguée, ce matin, nous sommes allés à la plage, elle et moi. L’eau était froide, mais le ciel parfaitement bleu et l’atmosphère, malgré un léger vent frais, suffisamment tiède pour jouer les jambes à l’air sur le sable (et un peu dans la mer plastique aussi). C’est ce que j’ai envie de raconter, peut-être ce dont j’ai envie de me souvenir, plutôt que de me lancer dans de longues et vaines explications qui laissent tout le monde indifférent. Et c’est vrai que, à condition de rester replié sur l’univers clos que délimite un rayon de quelques mètres autour de son nombril, c’est vrai que le monde peut paraître parfait. Mais dès qu’on lève la tête, on s’aperçoit qu’il ne l’est pas. Mais qui cela intéresse ? Certains jours comme aujourd’hui, même pas moi. Je suis là, assis en tailleur sur le fauteuil beige qui se trouve en face de mon bureau, mon ordinateur portable posé sur un accoudoir. Dans cette position, à travers la fenêtre, le soleil me réchauffe agréablement le dos. Pourquoi ne pas simplement tout ignorer de ce qui franchit ce cadre limité mais idyllique ? Sur la plage, un peu à notre gauche, tout à l’heure, une famille est venue s’installer. Banale : un homme, tenue décontractée casquette sur la tête, une femme, blonde le genre qu’on doit trouver jolie, et un garçon, dizaine d’années ballon de foot. L’homme, après avoir joué quelques instants à la raquette avec son fils, s’est mis à piloter un drone, cependant que la femme s’occupait avec son téléphone, et que le garçon, eh bien, ne faisait rien ou presque, tout seul, allant parfois regarder par-dessus l’épaule de son père, qui lui s’amusait bien, l’ennui tatoué sur le visage. Cela a duré tout le temps que nous sommes restés sur la plage avec Daphné, soit un peu plus d’une heure. Quand nous sommes partis, l’enfant tapait dans son ballon avec son père, mais l’enthousiasme ne semblait pas tout à fait partagé. Il devait être onze heures et demi environ. Dans la voiture, nous avons écouté la radio, la même station que d’habitude, France Musique. On pouvait entendre un orchestre symphonique jouer du Elton John. J’ai coupé le son. Ensuite, quand je l’ai remis, la parleuse racontait quelque chose que je n’ai pas retenu avant d’annoncer que nous allions écouter à présent la chanson du film, le Roi Lion. De nouveau, j’ai coupé le son. Daphné m’a demandé pourquoi et alors, plutôt que de lui expliquer, je l’ai remis et je lui ai demandé si elle trouvait que c’était bien ce qu’elle entendait. Elle a écouté quelques instants et puis elle m’a dit que non. J’ai donc coupé de nouveau le son et elle n’a pas protesté. Même une enfant de cinq ans sait faire la différence entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, ai-je dit en rentrant à Nelly. Pourtant, si ce n’est pas de cela que je voudrais me souvenir, c’est tout ce dont je puis me souvenir. Il y a quelque chose d’insupportable à cette idée, mais je crois que ce quelque chose est moins insupportable que ce que m’évoque l’idée contraire : l’idée qu’on puisse avoir conscience que ce monde est un enfer et s’en accommoder malgré tout. Céder aux sirènes de la mauvaise musique, c’est s’accommoder de ce monde et se rendre responsable de l’enfer qui règne sur terre. C’est participer à la vaste entreprise de destruction du monde, à l’avilissement des êtres humains que nous sommes. Et le sentiment que je ressens tout en écrivant ces mots est symptomatique de cet état de choses : je me fais l’effet d’une affreux moralisateur, austère et soporifique. Le suis-je vraiment ? Sans doute, oui, puisque tout ce qui ne participe pas pleinement à l’entreprise de diversion globale qu’on appelle parfois « divertissement » parfois « entertainment » est nécessairement coupable. Je suis donc coupable. Et je vis ce qu’il me reste de vie en attendant de tomber dans l’oubli.