Fastidieux inconnus à qui j’adresse cependant une parole muette. Je voudrais parfois résoudre tout par le silence, mais ce n’est pas possible, on m’accuserait d’être un contemplatif. Il faudrait savoir se déprendre du besoin d’agir, ne pas être ébloui par son illusion, se déprendre de la croyance qu’on possède quelque savoir, alors qu’on ignore tant que, si on le regardait sincèrement, tout nous semblerait inconnu. Me retournant sans le vouloir vers la baie vitrée, la couleur de la mer au loin me saute aux yeux : tout à coup, elle est là. Ou alors suis-je en elle ? je ne sais comment dire. Proust a compris ses effets de « zoom » (quel mot ridicule), on le sent par exemple quand il décrit l’apparition de Mme de Guermantes durant une messe de mariage en l’église de Combray (« Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Etc. »). Soudain, le personnage, la personne, le paysage, le monde est là, intimement proche et non plus distant comme on le suppose ou comme on croit le percevoir habituellement, un rapprochement se produit auquel on n’entend peut-être rien (il y a plus de deux kilomètres qui me sépare du bleu profond de cette étendue d’eau de mer), mais qui est pourtant bien réel. Le monde ne nous est pas si étranger que nous avons appris à le croire. Il est là, partout autour de nous. Mais cela, comment le faire comprendre ? Il faut une relation intime avec les couleurs, les fréquenter, pour ainsi dire, accepter d’être envahi par elles, d’être dilué en elle, abandon intense de soi. Accepter que les choses (les êtres, les gens, les œuvres) ne soient pas des objets que nous organisons comme des marionnettes qui peuplent notre petit univers mental, mais des phénomènes, des apparitions, des mystères que nous pouvons espérer percer à jour à condition de s’effacer devant les couleurs immenses et iridescentes du monde. À la manière de Ferdinand à la fin de Pierrot le fou, elles illuminent l’intérieur de mon crâne, recouvrent la surface de mon corps. Couru une heure ce matin. Ce que j’avais décidé de faire. Pourtant, au bout de dix minutes, je n’en voulais déjà plus. Eussé-je dû ramper, j’eus rampé jusques au bout. Ce que j’ai fait, à peu près. Entêtement absurde, probablement : qu’est-ce que je croyais gagner ce faisant, quelques heures de vie en plus ? Et pourquoi pas ? Il faudra un jour que je me décide à faire quelque chose de grand, me dis-je, mais je ne suis qu’une petite chose médiocre.

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