27.5.21

Tout le monde commence par aimer l’art, la beauté, la vérité. Et puis, à force de remplir des tableaux de données, on en vient à croire que la réalité est destinée à tenir dans ces cellules à remplir de chiffres incompréhensibles que le tableur dispose entre le monde et soi. Jusqu’à ce que l’on finisse par oublier que c’était une croyance, oublier que l’on peut penser sans la machine, oublier que l’on peut penser purement et simplement. Le monde conçu comme s’il était destiné à tenir dans les cellules de toutes ces feuilles de calcul est ce qui se rapproche le plus d’une idée juste et précise de notre enfer sécularisé : l’humiliation la plus inhumaine rendue normale par sa répétition quotidienne, l’exécution de tâches segmentées et toujours plus automatisées, donc toujours plus indifférentes, laides, bêtes, et injustes, l’efficacité pour unique morale, la maximisation du taux de profit comme exclusive eschatologie. Le plus fascinant, c’est qu’à cette utopie réaliste, rien ne semble vouloir s’opposer. Que des versions plus ou moins dégradées du même modèle, qui varient en fonction de l’air du temps, des mœurs fabriquées par le développement capitalistique de la société, des bouffonneries fondées sur quelque réforme idéaliste de l’humanité : un jour toutes les sœurs seront frères et tous les frères, sœurs, il suffit pour cela de devenir marxiste et de ne plus manger des animaux, ce n’est tout de même pas très compliqué. La vérité est tout autre, la collectivisation de l’intelligence ne pesant pas lourd face à la bêtise collective, mais qu’importe ? On s’est fabriqué son petit catéchisme portable, n’est-ce pas cela, le plus important ? J’ai parlé d’utopie réaliste, mais j’eus mieux fait de dire utopie réalisée parce que, au contraire des toutes les utopies qui se sont succédé au cours de l’histoire, nous vivons aujourd’hui dans une utopie réalisée. Laquelle, à la vérité, ne donne pas envie de lui substituer une autre utopie, qui une fois réalisée s’avère plus terrible encore que l’absence d’utopie qui lui a précédé, mais d’en finir une bonne fois pour toutes avec toutes les utopies. Mais pour mettre quoi à la place ? Rien. N’est-ce pas, bien plutôt qu’utopisant, en se débarrassant une bonne fois pour toutes de nos croyances absurdes en la possibilité de rendre réel un monde meilleur que nous parviendrons à faire un peu mieux dans ce monde actuel ? Chaque jour, le monde se peuple d’êtres neufs, toujours plus abjects, comme autant de vélos électriques en libre-service, chaque jour, le bruit assourdissant du moteur à explosion réduit un peu plus au silence toute possibilité de parole, et pourtant, que j’aime ce ciel bleu au-dessus de moi, ou tout au bout là-bas, à l’horizon, quand il se brise net en une nuance plus profonde de lui-même, la mer.