L’originalité n’est pas toujours l’expression du génie, mais son absence témoigne d’une faiblesse impardonnable. Manque de vitalité (je me répète ; — comment faire autrement quand personne n’écoute ?). Les mêmes mots, les mêmes gestes, les mêmes désirs, les mêmes pensées, et rien qui nous appartienne en propre, nous ne faisons que singer une existence déjà vécue tout en nous laissant persuader que c’est la nôtre. Je me lève avant tout le monde dans la maison. Calme relatif. J’observe un insecte inoffensif mais indésirable. Du revers d’un livre à la couverture souple, tennisman improvisé, je le chasse. Et, ce me semble, l’assomme, ou le tue. (Je découvrirai plus tard qu’il n’était qu’assommé et alors, l’écrasant de la plante de mon pied nu, le tuerai pour de bon. Une trace, mélange rouge et noir, sang et autres fluides corporels giclés du cadavre de la petite bête, attestera de ce geste. Après quoi, j’essuierai et le sol et la plante. Sans plaisir mais sans répulsion. Naturellement.) Je me lève, remonte le rideau pour laisser pénétrer encore plus de la lumière matinale dans la pièce où j’écris. Jette un œil involontaire dehors. Sur ma gauche, un étage plus bas, une dame, coudes appuyés sur la rambarde de son balcon, menton posé sur la paume de sa main gauche, regarde dans le vide. Je m’attarde. Elle reste là quelques instants. Je l’observe faire ou ne rien faire. Et d’un coup, elle se retire. Moi aussi. Je reviens écrire ces événements insignifiants qui constituent pourtant une grande part de ma vie. Ému hier, en parcourant dans le rouge et le noir les intermittences de ces cœurs qui découvrent l’amour, l’aiment, le haïssent, s’aiment, se haïssent. Qu’ils sont loin les petits sentiments outrés de notre époque (cette intimité qu’on voudrait politique et n’est rien que vulgaire). « Il méprise les autres, se dit Mathilde en pensant à Julien, c’est pour cela que je ne le méprise pas. » Tableau sublime d’une aristocratie supérieure à l’aristocratie. Le naturel l’emportant sur l’hérédité. Les oiseaux de jour se sont mis à chanter mais on entend encore, je crois, les oiseaux de la nuit. Par la fenêtre que j’ai découverte tout à l’heure, je regarde un ciel pas assez pur à mon goût, comme si ce printemps n’avait pas encore commencé. Ne commencerait jamais. Plus tard, l’année prochaine, ce sera un autre. Tout ce temps perdu. L’année dernière alors que nous étions enfermés, il faisait si beau. Et cette année, le temps est bêtement médiocre. Qui pourrait douter du fait qu’il s’agit là d’une conspiration, complot ourdi dans le but entêté de me déplaire souverainement ? Qui pourra ne pas croire que quelqu’un quelque part s’évertue à me gâcher l’existence, privilégiant le sort d’innombrables imbéciles au détriment de nous autres, pauvres happy few qui happy ne le sommes plus depuis bien longtemps, mais sad, so sad ? Depuis quelques jours, même si je demeure convaincu que je n’en aurai jamais, je me dis que j’aimerais avoir du succès, pour voir ce que ça fait (quelle idée grotesque), mais que j’en aie ou non, me dis-je dans le même mouvement (en fait, c’est une seule et même pensée développée), cela ne changera rien, je continuerai de faire ce que je fais. C’est à moi et moi seul de me dicter ma conduite. Tout le reste n’est justement que cela, des restes. Indésirables. Je n’en veux pas.

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