Marché un peu (une heure environ dans les environs). Sensations de l’été pour la première fois de l’année. Avant de partir, pour le lire dans quelques jours, après l’avoir cherché pendant quelque temps alors que j’étais occupé à complètement autre chose, j’ai sorti un livre mal rangé de la bibliothèque, un que je tiens presque pour mon ennemi, mais dont il me semble que je dois ou que je pourrais, je ne sais pas exactement quelle est la façon juste de le dire, dont je dois ou dont je pourrais tirer quelque chose, m’inspirer, comme on disait avant, quand tout n’était pas bêtement inspirant. Est-ce qu’au lieu de s’inspirer des choses, les choses deviennent inspirantes parce qu’on est sur le point d’expirer ? La fin d’une civilisation. N’en rajoute pas, Jérôme (c’est ce que je me dis à moi-même). Sous la douche, avant de sortir me promener (profusion de pronominalité), je me suis décrit à moi-même (en fait, je m’imaginais en train d’avoir une conversation avec quelqu’un d’autre que moi, sauf que j’étais tout seul et que cette conversation je la tenais vraiment, mais à une voix seulement, dommage, j’aurais bien aimé entendre ce que l’autre voix aurait eu à me dire si la personne — qui existe, a un nom, une vie hors de moi, etc. — dont elle est la voix avait été là pour me répondre) comme un fantôme. Tout ce que je voulais voir advenir, me suis-je dit, s’est effondré. Tout ce en quoi je croyais a disparu. Je suis un revenant. Je continue de parler, mais ma langue est morte. Et si cela ne me réduit pas au silence, c’est que je suis un spectre qui revient hanter les vivants — indifférents. Ensuite, après être sorti de la douche, j’étais en train de me sécher, je me suis dit que j’étais dans une position un peu semblable à celle de Socrate, lequel n’eut pas peur de mourir, nous raconte Platon, parce qu’une fois dans l’Hadès, disait-il, il pourrait continuer de parler, il aurait la chance de dialoguer avec tous les grands Grecs qui moururent avant lui, il pourrait discuter avec Périclès. Socrate, avant de mourir, se voyait déjà fantôme après la mort. Or, si cela ne le terrifia pas, c’était qu’il avait foi en sa civilisation : il savait que, même mort, il pourrait parler la langue des Hellènes, et qu’on le comprendrait dans l’au-delà — tout le monde parle le grec là-bas. Moi, qui ne suis pas mort, je suis dans une position un peu semblable à celle de Socrate, mais inverse : je parle une langue que personne ne comprend déjà plus et qui, bientôt, sera défunte. Avant de mourir, je suis déjà mort. J’appartiens au camp des vaincus par le simple fait de parler ma langue maternelle. Une bouteille de vin achetée à Jean-Christophe Comor au marché : enfin une bonne raison de rompre mon jeûne autoproclamé.

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