Ne me demandez pas comment je le sais, croyez-moi sur parole, les écureuils du parc ne sont pas vraiment les écureuils du parc. C’est bien là qu’ils vivent, mais ils sont malades. Personne ne le dit parce qu’un tel aveu dévoilerait la vraie nature de la réalité, sa nature fallacieuse, fausse et scandaleuse, mais les personnes haut placées le savent, évidemment qu’elles le savent, ce sont elles qui en sont responsables. Je n’en ai pas la preuve formelle, mais je crois que ce ne sont pas seulement les écureuils qui sont malades, mais toutes les bêtes qui peuplent le parc, les poules comme les lézards, les ragondins et les oiseaux, les chats, oui les chats surtout, tous sont malades. Mais comment se fait-il alors qu’il y ait toujours des animaux dans le parc, des animaux, je veux dire, qui ont toutes les apparences de la bonne santé, comment cela se fait-il, hein ? allez-vous me demander. Et c’est vrai, je vous l’accorde, je vous l’accorde, le petit écureuil que j’ai croisé ce matin avait l’air en pleine forme, il n’avait pas l’air mourant du tout, mais justement, la racine du problème se trouve là, précisément là. Ces animaux, on les remplace. La nuit, une fois le parc fermé, quand personne ne peut plus guetter, fureter, observer, quand même les employés de la surveillance du parc sont rentrés chez eux, la nuit, les brigades de remplacement du vivant viennent ramasser les petits corps morts des petites bêtes inoffensives (même si, pour les ragondins, le côté inoffensif se discute) et les remplace par des animaux qui, s’ils sont déjà malades, tous les animaux sont malades, n’ont en tout cas pas encore développé la maladie. Personne ne se rend compte de rien parce que, à vrai dire, personne ne s’intéresse aux pauvres petites bêtes inoffensives qui peuplent le parc, même moi, avant de percer ce secret à jour, je ne m’intéressais pas à elles, mais il faut dire que tout est fait pour que l’on ne s’en rende pas compte. Tout, la discrétion est absolue. Mais pourquoi, Jérôme, pourquoi veux-tu que l’on cache au public que les animaux sont malades ? Cela n’a aucun sens. Me rétorquerez-vous. Et l’objection a l’air décisive, en effet, à l’ère qui plus est de la transparence totale, mais la réponse à l’objection est dans l’objection même : il ne faut pas que les gens sachent, il ne faut pas que les gens se doutent, il faut que les gens croient que tout va bien. C’est idiot, Jérôme, complètement idiot, cela fait un an et demi que l’on ne parle plus que de virus et de maladie et toi, tu prétends qu’on cache au public que les écureuils sont malades, c’est complètement ridicule. Moi aussi, je me suis fait cette remarque. C’est le bon sens qui parle, mais ici, les choses sont différentes : ce qu’il faut cacher, ce n’est pas un problème de santé publique, c’est la nature même de la réalité, — que tout est faux. Tu ne vas quand même pas dire aux petits enfants que les écureuils sont malades, si tu dis aux petits enfants que les écureuils sont malades, le monde s’effondre, si même les petits écureuils meurent, il n’y a plus la moindre raison de croire en quoi que ce soit, plus la moindre raison de se lever le matin. Ton histoire de virus, elle parle à l’instinct de survie qu’il y a en chacun de nous, mais la maladie des petites bêtes, elle touche à quelque chose de beaucoup plus précaire, de beaucoup plus fragile, mais de tout aussi essentiel, l’illusion de la justice, si tu veux l’appeler ainsi. Si le monde n’est pas juste, s’il n’y pas une propriété du monde qui le fait tourner rond, que ce soit la solidarité naturelle entre les êtres humains ou un dieu omnipotent, peu importe, si les petites bêtes meurent, autant rester couché dans son lit en attendant de mourir, s’il n’y a pas de justice, les récompenses sont aléatoires. Or qui aurait envie de participer à un monde où les petits animaux sont malades et meurent ? Qui ? Les salauds, les pourris, les méchants, voilà qui. Il faut que cela cesse. Le mensonge n’a que trop duré. Il faut que quelqu’un prenne les choses en main. Il faut que quelqu’un fasse entendre la vérité. Demain, à l’aube, j’irai éventrer ces petites bêtes, et je les suspendrai aux arbres par leurs entrailles, elles pendront là quand les premiers enfants viendront se promener dans le parc, quand les coureurs leurs parents y courront dans l’espoir absurde de maigrir, quand les vieux en vélo feront leur ultime tour de piste, les vieilles prendront leur ultime leçon de yoga. Il faut qu’on voie que tout est faux, il faut qu’on comprenne que tout est mentir, il faut qu’on sache que seuls les salauds, les pourris, les méchants peuvent triompher dans ce monde. Et il faut que ça cesse. Pauvres petites bêtes.

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