Comme je ne comprends rien à rien, j’ai décidé de continuer avec la plus grande précision à faire ce que je fais. Quelle meilleure méthode, en effet, pour résoudre les problèmes que de ne surtout rien changer ? Partout, des solutions, des explications, des théories, des faits, des analyses, des pamphlets, des diatribes, des éloges, mais pas un seul mot qui donne envie de vivre, pas la moindre parole agréable à l’oreille ou aux yeux. Rien que des gens tellement affairés à faire leur affaire de ce qu’ils font que, s’ils devaient lever la tête, pris de vertige, ils tomberaient par terre. C’est à cause de ceci que mon journal a pris un jour d’avance : j’en ai tellement assez, je suis tellement las de tout cela, que j’écris chaque jour le journal du lendemain. Entendrais-je prendre de vitesse la réalité ou bien la précipiter ? On n’arrête pas de dire que tout va très vite, que tout s’accélère, et c’est peut-être vrai, mais d’où vient alors cette sensation que tout traîne en longueur, que tout s’éternise ? Faut-il vraiment consacrer du temps à ce qui a lieu, à ce qui se déroule inlassablement on dirait ? Le passé a le charme des objets patinés par le temps, l’avenir a le toucher d’une peau qui frissonne à l’idée de l’aventure, mais que le présent est prosaïque. Dans ma tête, aujourd’hui, j’ai déjà fait tout ce que j’avais à faire — c’est-à-dire : j’ai déjà déroulé le programme de ma journée —, pourquoi faudrait-il encore que je le fasse, pourquoi les choses ne se font-elles pas toutes seules ? La réalité va peut-être de plus en plus vite, mais elle n’est pas encore automatique : il ne suffit pas de la penser pour qu’elle ait lieu. Dans de telles conditions, qui oserait parler de progrès ? Tout n’est que lenteur, lourdeur. Je rêve d’un immense laps de temps libre qui, débarrassé de sa substance, se confondrait avec le vide, le silence, un désert bleu, le confort d’un nuage, de l’air à perte de tout. Au lieu de quoi, des gens regardent des gens taper dans un ballon, d’autres commentent le fait que d’autres n’aient rien fait, n’étant pas allés voter, mais ce pourrait être tout, ce pourrait être n’importe quoi, tout le monde a quelque chose à dire, mais rien ne semble plus avoir le moindre sens, et, de fait, de cette irréversible accumulation temporelle, ce sont des siècles de bavardage dont on pourrait faire l’économie, dont on devrait faire l’économie, mais auxquels on se complaît. Pourtant, que trouvons-nous vraiment digne de s’écrire au passé ? Quelques phrases, les détails de quelques tableaux, des notes qui forment quelques mélodies, guère plus. Et nous avons raison. Bien sûr que nous avons raison. Tout le reste n’est jamais qu’une nouvelle incarnation de cette ancestrale et maladroite tentation d’envelopper les choses dans le voile superstitieux d’une cause, d’une raison plus ou moins ultimes. Si nous les poursuivons de notre inassouvible désir, c’est dans le but de justifier une existence que nous ne sommes pas capables par nous-mêmes de rendre nécessaire. Aussi cherchons-nous ailleurs et n’y trouvons-nous rien.

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