Sur la photographie, les cheveux blancs me semblent plus visibles que dans la réalité ou est-ce que la photographie montre sans le filtre de l’amour-propre ce que la vision cache à elle-même ? La réalité, vue ainsi, a l’air plus crue, mais est-elle plus réelle ? Dans le reflet du miroir en pied de la chambre où je m’enferme pour écrire, j’ai beau regarder avec la plus grande attention, je ne les vois pas autant que sur la photographie, ils sont là, c’est-à-dire, je ne prétends pas le contraire, mais ils ne sont pas aussi manifestes, ils n’apparaissent pas de manière aussi aveuglante. La première rédaction de la phrase précédente se lisait ainsi : « je n’en vois pas autant », que j’ai donc corrigée ensuite en : « je ne les vois pas autant », mais ce n’est pas une question de quantité — le nombre des cheveux n’est pas plus grand sur la photographie que dans l’image reflétée par le miroir, il ne diminue (temporairement) que lorsque je me décide, paradoxe de l’infatuation, à en arracher un —, c’est une question de qualité, encore que même cette notion de « qualité » pour l’objet qui nous occupe ma photographie, mon reflet et moi ne désigne pas exactement ce qui me semble être en jeu. Je m’interromps un instant pour chercher du regard par la fenêtre la source du bruit de tondeuse à gazon électrique qui pollue cette fin d’après-midi de faux été. Un voisin préfère le mal sonore au calme d’un silence relatif. Les tondeurs de gazon sont-ils des fascistes refoulés qui, ne pouvant plus exprimer ouvertement leur haine d’autrui, se vengent de la castration symbolique que leur inflige la loi sur un ennemi silencieux car dépourvu du don de parole, et détruisent la paix de l’ennemi fantasmé par le vacarme réel de leur machine-outil de guerre ? Comment ne pas se faire des cheveux blancs dans cette cacophonie ? Quand le bruit cesse enfin, j’ai envie de hurler au voisin d’un temps des insultes par la fenêtre, mais n’en fais rien, je ne suis pas chez moi, me dis-je, comme si le fait d’être chez soi autorisait à plonger dans le chaos le plus médiocre le monde alentour. Et puis, le bruit recommence : c’est le piège de l’altérité, même quand elle s’absente, elle ne disparaît jamais. Aussi, je me décide à l’oublier. Mais déjà, je ne sais plus à quoi je pensais. Tout échappe. Tout fuit. Comment faire une œuvre dans ces conditions, quand tout paraît si peu nécessaire, si vaporeux, si fragile ? C’est bien beau d’aimer les atmosphères, et les choses légères, mais les atmosphères changent et les choses légères s’envolent comme des pétales de fleur dans le vent de la campagne. Tâchant enfin de prendre cette photographie dans les champs au-dessus de la Devinière, les larmes aux yeux, je n’ai pu que contempler les ravages que le temps inflige à ma crinière. Elle aussi, elle flottait dans le vent, mais son vol était désespéré, après les ans qui ne sont plus. Que de vanité, pensé-je, que de vanité dans ce lieu où devrait souffler l’esprit et où ne se trouve pas même une larme sincère pour pleurer.

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