Seul le ciel sauve ou mérite d’être sauvé. Je ne sais pas. Bon, je reprends. Seul le ciel sauve ou mérite d’être sauvé, mais de quoi ? Je ne sais pas. Bon, je reprends. Sauf le ciel sauve ou mérite d’être sauvé mais le ciel n’existe pas. Bon, je reprends. Lisant les dernières pages d’À rebours de Huysmans, je me suis senti une grande proximité avec des Esseintes, comme une sympathie d’esprit, dirais-je, dans la façon qui est la sienne, notamment, c’est ce qu’il m’a semblé, ou alors je me suis vu en train de le penser à l’endroit où lui aurait pu le penser s’il l’avait pensé, bref, dans sa façon de refuser le catholicisme au nom du catholicisme même, d’une certaine idée de lui, comme moi qui, n’étant pas catholique en ce sens que mes parents ne jugèrent pas bon de me faire baptiser (supplice que je n’ai pas infligé à Daphné pour ne pas reproduire à mon tour cette grossière erreur commise par des membres ou compagnons de route du PCF, en toute bonne foi, qui plus est, personne n’est parfait, décidément, mais passons, là n’est pas le sujet), moi qui me dis que je pourrais le devenir si seulement la messe se disait encore en latin. Par exemple. Ce que des Esseintes reproche au monde dans lequel il vit, ce sont les dénaturations que lui ont fait subir la révolution industrielle : le vin de messe est coupé avec des produits chimiques et l’hostie est faite avec de la fécule de pomme de terre. Sans être la dupe de toute cette histoire non plus, glissant alors le long de la pente du plus parfait athéisme, quand il se demande ce qu’est au juste que cette transsubstantiation qui ne peut s’opérer qu’avec du vrai vin et du vrai pain, avant de s’effondrer. Mais ce n’est pas cette pente que je voulais suivre, quant à moi. Donc, je reprends. Ce qu’il y a de plus insupportable, ce n’est pas que les choses changent, ou pour le mieux formuler : que notre goût des choses changent, mais que les choses ne soient plus les choses qu’elles étaient, c’est-à-dire : que les choses ne soient plus les choses qu’elles sont. La révolution industrielle a dénaturé les choses qui lui préexistaient tout en prétendant que ces choses demeuraient les mêmes. Or, c’est sur ce mensonge que nous vivons, c’est sur ce mensonge que la civilisation issue de la révolution industrielle vit, sur ce mensonge que tous nos dogmes se fondent. Et c’est ce mensonge qui rend la vie insupportable à qui a encore un peu le goût des choses (et des personnes quand même, elles, n’en auraient plus, de goût pour les choses). Le dandysme de des Esseintes est un purisme, et le purisme dans un monde où les choses ne sont plus ce qu’elles sont, notamment parce qu’elles ne sont plus ce qu’elles étaient, mais pas seulement, parce qu’elles sont ce qu’elles ne seront plus, ce qui est pire, — le purisme dans un monde impur conduit tout droit à la névrose. Il n’y a pas de refuge. Je crois que c’est cette lucidité qui est ce qu’il y a de plus beau dans le livre de Huysmans : il n’y a pas de refuge — de toute façon, quoi qu’il arrive, quoi qu’il fasse, l’individu qui veut être un individu, l’individu qu’il est, c’est-à-dire qu’il devient (comme le vin qui devient le sang, le pain qui devient le corps), l’individu sera annihilé par la société. Que l’une des conséquences de la révolution industrielle soit l’apparition de grands mouvements sociaux à tendance totalitaire n’est pas un hasard de l’histoire, mais une suite logique : les choses ne sont plus les choses qu’elles étaient parce qu’elles ne seront plus les choses qu’elles seront. Plus personne ne peut plus rien devenir sinon la réplique fabriquée en série dans une usine d’un modèle unique répondant aux caractéristiques conformes au brevet déposé valable dans le monde entier. Tout est destiné à se fondre en une version unique, valable pour la totalité de l’univers. Tout doit être immédiatement compréhensible, immédiatement consommable, immédiatement consommé. Tout le reste (la chose qui est une chose), tout le reste doit être condamné. Et le sera.

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