3.2.22

Ce n’est pas que ne pas me sentir de mon temps me déplaise — au contraire, cela me donne un côté dandy de l’esprit —, c’est que c’est épuisant. Dois-je vraiment avoir une opinion sur le nouvel émoji homme enceint (rien que le mot « émoji » semble tomber de la bouche d’une génération demeurée), sur le nouveau fascicule imprimé de Nicolas Mathieu, sur une photographie où l’on voit Camélia Jordana âgée de 6 ans ? Ils sont amusants, tous ces gens plus ou moins bien élevés qui alertent sur les dangers de la société de surveillance de masse, les dangers de la société de contrôle, alors qu’elle a déjà lieu, tous les jours, de manière pacifique, de manière démocratique. Là, sous ton nez. Où trouverais-je mes pensées ? Comment puis-je y accéder ? Il ne suffit pas de remplir un formulaire pour demander à consulter les données dont telle ou telle multinationale dispose à mon sujet. Où se trouvent mes pensées quand je ne les pense pas ? Parviendrais-je à elles par soustraction : Pensées pensées par Jérôme – (émoji homme enceint blond + émoji homme enceint noir + émoji homme enceint brun) – Connemara de Nicolas Mathieu – photo de Camélia Jordana âgé de 6 ans devant une boutique où l’on vend des cartes postales à La Londe-les-Maures = vraies pensées de Jérôme ? Peut-être que les choses sont aussi simples que cela. Je doute que les choses soient aussi simples que cela. Ma pensée plastique n’est plus la même avant et après qu’elle a pensé ces pensées, fût-ce pour y résister, les rejeter : le virus est dans la pensée comme le ver est dans le fruit. C’est le but, non ? Bien sûr que c’est le but. Ce matin au réveil, cependant que je me les infligeais, je me demandais pourquoi j’étais en train de m’infliger les premières pages de Connemara de Nicolas Mathieu que j’étais en train de lire, pages d’une platitude absolue, d’un sociologisme on ne peut plus primaire, sans nulle profondeur de vue, nulle profondeur de champ, même pas une planéité recherchée, même pas un rien assumé, non : pas grand-chose, le presque rien, le quelconque, l’insignifiant. Que les gens aiment ça, ce n’est même pas la question (les gens peuvent aimer n’importe quoi), mais que ça existe — voilà le défi pour l’entendement. Ensuite, Daphné s’est levée, elle n’était pas réveillée, elle était de mauvaise humeur, vraiment désagréable, mais j’ai préféré ça, à la charge mentale insupportable que représentent ces mauvais romans, ces mauvais artistes, ces mauvais sujets de société, ces mauvais enjeux. Ma pensée est un territoire occupé, me suis-je dit. « Ma pensée », ne t’imagine pas quelque chose d’abstrait, de désincarné, de froid, non, ma pensée, c’est-à-dire : ma vie la plus intime. Ma pensée, ma vie la plus intime sont des territoires occupés. Chaque jour, il faut que j’essaie de gagner un peu de terrain, chaque jour, il faut que j’essaie de dégager un peu de terrain pour exister, chaque jour, c’est plus difficile que le précédent parce que, alors que mon territoire à moi ne s’agrandit pas, mais rétrécit au contraire, ce sont toujours plus de contenus qui sont produits, qu’il y ait ou non des gens pour consommer ces contenus (de fait, la majeure partie des contenus produits ne sont pas consommés, c’est la sélection par la consommation : le capitalisme, contrairement à ce qu’il essaie de faire accroire, ne produit pas que des succès, la majeure partie de ce que produit le capitalisme est un échec, ce n’est qu’une infime partie de ce que produit le capitalisme qui connaît le succès), chaque jour, de nouveaux contenus sont produits qui occupent toujours plus de terrain, conquièrent toujours plus de territoires, et le mien ne s’agrandit pas, non, qui réduit comme la peau entre les rides. Ma vie la plus intime va-t-elle finir par être si petite que je ne la verrai plus, qu’elle ne sera plus nulle part où je pourrai la trouver ? Alors, en viendrai-je à croire que toutes ces pensées que d’autres pensent pour moi, les émojis homme enceint, Connemara de Nicolas Mathieu, la photographie varoise de Camélia Jordana, ce sont mes pensées à moi ? Garderai-je dans l’un des recoins inaperçus de ce qui fut jadis une âme, comme une petite veilleuse qui émet une lumière de plus en plus faible, le souvenir de ma vie intime ou bien, est-ce que, comme tout le monde, j’admirerai ces milliards de vessies en me disant : « Oh, quelles belles lanternes ! Oh, quels beaux messies ! »