À la fin de mon édition des « Quatre rencontres » d’Henry James, il y a une note intéressante, qui cite une lettre que son frère William lui adressa. Dans cette lettre, William James, à propos des éditeurs de ce court récit, fait la remarque que voici : « Ils semblent avoir “estropié” [en français dans le texte] tes Quatre rencontres (que je n’avais pas encore lues) et qui ne peuvent pas se terminer là dans l’original — même si tes conclusions sont accusées d’être insatisfaisantes ! » Et, en effet, William a raison : le texte d’Henry ne peut pas se terminer comme il se termine, et pourtant, William a tort : le texte d’Henry se termine comme il se termine. Ce texte, tout en ironie, n’est pas un récit à chute. En fait, ce n’est qu’à la toute fin que le lecteur comprend que le narrateur l’a mené par le bout du nez et qu’en lui faisant croire qu’il lui racontait une histoire, il s’est en réalité moqué de lui et de son sujet, rien que pour le plaisir de faire un bon mot. Rien que pour le plaisir de faire un bon mot ? Peut-être plutôt pour se moquer du monde. Il me semble qu’il y a deux lectures de cette nouvelle : l’une, qui est celle de William James lui-même, repose sur l’attente que la nouvelle suscite, plus le genre « nouvelle » que la nouvelle en elle-même, à vrai dire, attente d’une morale, d’un contenu positif, qui ne vient pas et qui, en vérité, ne peut pas venir, d’où une autre lecture, immorale, celle-ci, où le lecteur se laisse faire par le narrateur, sourit avec lui, ricane avec lui, attache plus d’importance à l’intention ironique, sarcastique, parfois même, du narrateur qui, toujours en voyage, n’a aucune attache réelle, ni avec un quelconque pays ni avec personne. Le lecteur moral est forcément révolté par l’immoralité de la nouvelle qui « estropie » en effet et le texte et la société. N’est-ce pas la même chose ? N’est-il pas vrai que, de même que nous croyons au texte, de même que nous croyons à un certain agencement narratif du texte (dont la transgression participe), nous croyons à la société, à un certain agencement social ? Le narrateur des « Quatre rencontres » ne croit en rien de tout cela : ne croyant pas au texte, il ne croit pas à la nécessité de le respecter, pas plus qu’il ne croit à la nécessité de le transgresser, il en fait ce qu’il veut, il règne souverain sur sa narration et sur le contenu moral que celle-ci est censée exprimer (il faut bien qu’un texte parle de quelque chose et, en parlant, qu’il en dise quelque chose) parce qu’il ne croit pas à la société, il ne croit pas à l’existence d’une chose semblable, et tout son récit, par les pièges qu’il tend, les attentes qu’il suscite et auxquelles il ne répondra jamais, apporte la preuve cruelle son inexistence. Cruelle, la découverte que la réalité ne correspond pas à nos attentes, à l’idée que nous nous en faisons, ne l’est-elle pas toujours ? Mais à quoi riment alors ces « Quatre rencontres » ? Eh bien, elles ne riment rien. Y est-il question d’amour ? Non. De justice ? Non. De convenances ? Non. D’exotisme ? Non. De culture ? Non. Dans le récit d’Henry James, son narrateur suscite toutes ces attentes et toutes ces attentes, il les déçoit : de même que tout ce que la pauvre Caroline Spencer verra de l’Europe, qu’elle rêvait de visiter depuis de nombreuses années et qu’elle ne reverra plus jamais, c’est un coin de rue du Havre et une auberge miteuse, tout ce que le lecteur lira, c’est la parfaite nullité de ses attentes fondées intégralement sur ses préjugés. Et non seulement le narrateur se moque de son récit, mais James lui-même se moque du lecteur de son récit, qui fait dire à son narrateur dans une remarque aussi profonde qu’ironique : « L’expérience, lorsqu’elle vient, ne nous révèle rien que nous n’ayons d’abord vu en rêve. » Indifférent, le narrateur voyage, il n’est pas dupe, lui, entre son rêve et son expérience, il n’y a nulle épaisseur, ils ne forment qu’un.

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