2.7.22

Au loin dans la nuit le son fait boum boum boum boum (4/4) mais dans ma tête rien de semblable où le son fait do sol la mi (sans signature) et je pense à divers corps croisés le matin, sales, m’avaient-ils semblé, beuh et infrabasses dès la neuvième des premières heures de la journée, régime du futur, je m’étais dit, et puis, presque en même temps, j’avais entendu un jeune homme calculer son budget « pét’ » pour une année, sur la base de 400 euros par mois, ou est-ce que c’est moi qui ai mal compris ce qu’il était en train de calculer (pas l’objet, non, le budget, pas le quoi, le combien pour le quoi) ? lui, il avait l’air là pour la pétanque, coutume locale, pas pour le festival, coutume mondiale, d’après ce que j’ai compris de ce qu’un vigile disait quand je suis passé devant à un vieil homme qui lui demandait mais qu’est-ce qu’y font là ? ensuite, ce fut une veille dame, elle faisait sa lessive à la fontaine où, après avoir couru pendant une heure et quelque au milieu de tous ces, mais de tous ces quois ? — je ne sais pas, j’avais l’intention d’aller boire, ce que donc, je n’ai pas fait. Quatre jours que je me suis déconnecté des réseaux, quatre jours que je ne m’informe plus du tout (plus de sociaux, plus de journaux, ni papier ni télé, rien) en sorte que, du monde, je ne sais que ce que les gens m’en veulent bien dire et s’ils ne m’en disent rien alors je n’en sais rien. C’est comme ça. C’est la vie. C’est fascinant, la vitesse avec laquelle tout peut disparaître. Il reste bien quelques traces, mais plus on avance et plus elles s’effacent, dévoilant par là qu’elles ne cachent rien : au bout de trois jours à peine, quand j’évoque un certain sujet avec Nelly, je sens bien qu’elle doit faire un effort pour se souvenir de ce dont je parle. C’était il y a si longtemps, quatre jours, déjà. Autant me taire, me dis-je. Ce que je fais. Et très bien, en effet. Et m’endormir, aussi, l’après-midi. Est-ce la chaleur ou l’absence d’informations me bombardant de leurs poltrons protons qui me permet de m’absenter de la sorte, sans autre forme de procès ? Les deux, probablement. Aussi, pendant ce temps dégagé, gagné sur le vide, comme un polder sur le néant, je lis ma deuxième nouvelle d’Henry James en deux jours. Et toujours ce même sentiment d’avoir affaire à un auteur qui, sous les dehors les plus bourgeois, semble profondément antisocial. Et l’est. Dans « Rose-Agathe » ainsi, la façon dont le narrateur se plaît à continuer de s’offusquer d’un quiproquo un peu lourd alors que tout le monde a compris depuis bien longtemps, qu’est-ce, sinon une façon de dénoncer le sort que la société des hommes réserve aux femmes ? Elles qui sont comme des choses, des biens, dont on peut négocier le prix sans que personne, aucun homme, c’est-à-dire, n’y voit rien à redire. Et pendant ce temps, que font-ils justement, les hommes ? Eh bien, ils ne font rien. Ils dînent et jouissent de la vie. Tranquilles. La façon dont James expose tout cela, avec une légèreté d’autant plus grave que le sujet annoncé de la nouvelle, cette chute heureuse qui fait pousser au narrateur comme un ouf ! de soulagement, contraste avec son sujet réel — les femmes sont exploitées et réduites à la condition de prostituées par leurs maris —, cette façon est tout simplement fascinante. Pourtant, vraiment, la nouvelle n’a l’air de rien, qui semble futile, mais c’est cela, cette ambiguïté, qui rend la présence réelle de la littérature, laquelle, autrement, n’est rien qu’un manifeste un peu lourdingue et soporifique (qui convainc seulement qui l’est déjà) pour affirmer quelque chose que tout le monde a déjà compris. De fait, n’étant plus connecté au réseau, c’est ma propre voix que j’entends, sans diversion, et celle des autres aussi, que je peux écouter avec une plus grande attention. Lisant le journal de Guillaume Vissac, je me rends compte, par contraste, qu’auparavant, je ne le lisais pas vraiment, je me contentais de cliquer sur un lien, de suivre un guide qui faisait tout à ma place. Ce téléguidage permanent, me dis-je, notre époque qui déteste qu’on s’aventure hors des sentiers battus, on le retrouve dans la manie des ateliers d’écriture, lesquels saturent de consignes une écriture qui, dès lors, ne peut pas s’exercer, ne peut pas exister, ne peut pas écouter sa propre voix, sa propre voix ni celle des autres. Dans le journal d’hier de Guillaume Vissac, je note cette phrase : « Ce que nous apprend la cuisine, c’est que le problème tient moins aux erreurs qu’on commet qu’à la façon dont on leur réagit [note la façon dont il contorsionne la phrase, il fait à la phrase ce qu’il fait à la brioche et ce que l’une et l’autre lui font]. Faire n’importe quoi pour rattraper le coup, et c’est la catastrophe assurée, la preuve avec cette brioche. Il vaut mieux prendre note, et rectifier légèrement ce qui peut l’être tout en gardant le cap, quand on a un cap, mais enfin en écriture, à un moment donné, il vaut mieux en avoir. » Dont la frivolité n’est pas la moindre des profondeurs : il y a des pensées partout. Partout ? Non. Je pourrais donner des exemples de ce qui, se boursouflant, ne montre rien que le vide qu’il y a dedans (une outre pleine de vents malodorants), j’en ai un en tête, dont j’ai parodié un passage au cours de cette page, mais je ne le ferais pas, de cette expérience médiocre, je ne veux pas me souvenir autrement que dans la parodie que j’en ai faite. Et toi, quel est ton cap ? Je me pose la question, oui. Et me le donne, dans le point d’interrogation.