Est-ce que, si, me coupant en quelque sorte du flux de l’information, mouvement perpétuel, comme j’essaie une fois de plus de le faire depuis un peu plus d’une semaine, je réduis qui je lis à un petit nombre tenant dans la colonne d’une liste de favoris d’un navigateur internet, plus ou moins justement intitulée « Blogs », je réduis dans le même mouvement mon monde ou est-ce que, au contraire, je l’élargis — en profondeur ? Vaste question. Les limites de mon langage sont les limites de mon monde, écrivait Wittgenstein. Mais loin d’apporter une réponse à la question, cette phrase, comme si elle était en quelque sorte polluée par l’association d’idées qu’on va voir, me fait penser à cette remarque d’un grand écrivain français (c’est-à-dire : il a eu le prix Goncourt il y a quelques années) qui, dans un entretien à un magazine, critiquait l’idée de Wittgenstein selon laquelle, ce dont on ne peut parler, il faut le taire (la fin du Tractatus, quoi), au prétexte que, selon lui, c’est justement de cela dont il faut parler, et, argument d’autorité, il citait Derrida à l’appui de sa dénonciation, sauf que, bien évidemment, ni lui ni Derrida n’avaient compris ce que voulait dire Wittgenstein, qui disait précisément ce qu’ils lui reprochaient de nier, à savoir : dans le cadre de l’entreprise de fondation logique du langage (l’entreprise de Frege et Russell, pour le dire vite), celui-ci se trouve réduit à deux possibilités, tautologie ou contradiction, qui sont toutes les deux vides de sens, tant et si bien que, si on parle un langage logiquement parfait, on ne dit rien du tout, et donc, le plus intéressant, ce qui compte le plus dans nos vies, se situe au-delà de ce langage logiquement parfait, c’est la célèbre distinction wittgensteinienne entre dire (dans un langage logique) et montrer (dans un langage intéressant). 6.522. Il y a assurément de l’inexprimable, celui-ci se montre, c’est le mystique (je cite de mémoire). Ce qui était drôle, c’est que non seulement le grand écrivain ne comprenait pas ce qu’avait expliqué Wittgenstein (probablement que, tout comme Derrida, il ne l’a jamais lu), mais les éditeurs dudit entretien eux non plus ne comprenaient pas ce que racontait le grand écrivain quand il s’attaquait à « la célèbre sentence de Wittgenstein » (ce sont ses mots, peut-être qu’anglicisme par « sentence » il entend « phrase » sinon on ne sait décidément pas de quoi il parle) puisqu’ils citaient une autre phrase, celle dont j’ai parlé au début : les limites de mon langage sont les limites de mon monde. Ce qui était moins drôle, en revanche, c’était que je me trouvais là face à un tableau assez fidèle de ce qu’est la vie intellectuelle, d’aucuns diraient spirituelle, mais n’exagérons rien, la vie intellectuelle d’un peuple qui, paraît-il, fut jadis grand, mais je n’y crois pas, en tout cas, s’il l’a été, il y a bien longtemps qu’il ne l’est plus : tout le monde parle sans savoir de quoi, mais le dit avec gravité, profondeur et conviction, c’est à ce prix-là seulement qu’on peut se payer le luxe de raconter n’importe quoi tout en ayant l’air intelligent. Maintenant que j’ai dit cela, cependant, suis-je plus avancé ? Je ne le crois pas. C’est précisément là où je voulais en venir : si je me confronte à l’état réel du peuple auquel, paraît-il, j’appartiens, mais je n’y crois pas, et que je m’attache à redresser des torts que j’estime constater dans cette population-là, suis-je beaucoup plus avancé que si je ne le fais pas ? Eh bien, non, je ne le crois pas. Au contraire, je crois que je me trouve surtout régressé. Après tout, à supposer que j’aie raison, si je démasque l’imposture de Z, au grand écrivain, la patrie reconnaissante, est-ce que cela change quoi que ce soit ? Non. Z est lu, moi pas. Quand il a une idée, il publie une tribune dans le Monde tandis que moi, quand j’en ai une, je lui tourne autour jusqu’à la réduire à néant, et alors, une fois détruite, je me dis que je peux essayer de commencer quelque chose. Moi, je n’ai pas ce qu’on appelle des convictions, et lui, oui, bien évidemment, sinon il ne serait pas un grand écrivain, et ainsi de suite, ainsi de suite. Tu vois, ça ne me mène nulle part, ça ne veut rien dire, et ça n’a probablement aucun intérêt. Tout paraît imbécile, c’est vrai, mais que tu le dises ou non, est-ce que cela change quoi que ce soit ? Eh bien, je ne le crois pas. Donc, ce que tu fais ne sert à rien ? C’est sans doute vrai. N’est-ce pas désespérant ? Absolument. Y a-t-il une chance pour que les choses changeant, elles finissent pas se dérouler autrement ? Je ne le crois pas. Z et moi, pendant un certain temps, nous avions la même éditrice. Z a eu le prix Goncourt et moi, eh bien moi, mon éditrice a refusé mon manuscrit et m’a envoyé un mail raté pour me le signifier. J’en ai déjà parlé. Je n’en conçois plus nulle rancœur. Je me borne à exposer les faits. Voilà tout ce que je gagne à faire ce que je fais : rien. J’ai perdu. Et, en effet, oui, il y a quelque chose de profondément désespérant dans cette espèce d’affaire, espèce d’histoire, mais non, je ne suis pas désespéré. Tous les jours, je m’assois à ma table d’écriture, et tous les jours, assis à ma table d’écriture, j’écris. Aujourd’hui, Nelly et moi, nous fêtons notre anniversaire de mariage. Et tu sais quoi ? je suis heureux. Je crois qu’elle aussi, mais je me trompe peut-être, si c’est le cas, elle fait bien semblant. Je crois que j’ai déjà dit cela l’an dernier, mais ce n’est pas forcément problématique de se répéter, alors je me répète : je ne voudrais vivre avec personne d’autre. Est-ce que tout cela, j’entends : écrire et aimer, constitue une vie réussie ? Je sais que oui. Mais alors de quoi te plains-tu ? Tu as raison : chaque jour, avec détermination, je me mets à la tâche et m’attache à me plaindre un peu moins. Wittgenstein ne disait-il pas que la philosophie est avant tout un travail sur soi-même ? Au travail, donc.

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