Remplir des cartons de livres, j’en avais déjà fait l’expérience quand je travaillais chez Grasset, ne rapproche pas de l’essence de la littérature. Ce qui peut sembler paradoxal, tout s’évaluant à l’aune des tirages et des chiffres de vente, passé un certain nombre de volumes, on devrait logiquement commencer à l’effleurer, non ? Non. Quelqu’un mentirait-il ? Je jure que je dis la vérité, dis-je, levant la main droite. De bon matin, pas lavé, à peine Nelly partie accompagner Daphné chez son grand-père, je me mets à la tâche, je pue, certes, mais je suis efficace, la preuve : quelques heures plus tard, plus d’une cinquantaine de cartons forment un parallélépipède rectangle quasi parfait dans le salon. Imposante bibliothèque illisible. Si la bibliothèque est un marqueur social (c’est le genre de phrases qui doivent se faire sentir intelligents les post-bourdieusiens), comment se fait-il que je sois si pauvre ? À mesure que les cartons s’empilent, le mystère s’épaissit, je me sens comme une sorte d’anti-Benjamin : je me baisse, je prends un carton, je le plie, je le scotche, je le retourne, appuie sur les rabats pour faciliter l’accès à l’antre, je vais chercher des livres dans la bibliothèque, je les range dans le carton, je recommence jusqu’à ce qu’il soit rempli à ras bord, je rabats les rabats, je scotche le carton pour le fermer, je le dépose sur la pile, pas plus de cinq cartons par pile, s’il y en a déjà cinq, faire une autre pile, je recommence, et jamais ne trouve rien à dire de profond sur l’essence de la littérature. Vers trois heures de l’après-midi, je me souviens que je m’étais dit, samedi ou dimanche, peut-être les deux, que, vers deux heures aujourd’hui, quand j’aurai fini de tout emballer, je téléphonerai à P. que je n’ai pas vu depuis longtemps, mais c’est trop tard, il faut continuer, aller chercher Daphné, demain, j’aurai le temps, me dis-je, et pense soudain qu’il reste encore tous les beaux livres, sorte de pavés lourdissimes et hors gabarit dont Bourdieu seul connaît la finalité, à emballer. Ouvrier de moi-même, cela étant dit, je me préfère maintenant à jadis, quand j’étais exploité, sous-employé déclassé enfermé au rez-de-chaussée sous la verrière dans le magasin des éditions Grasset. Un jour, un type, qui se prétendait l’être, m’avait dit : Mais vous ne pouvez pas comprendre, vous n’êtes pas écrivain. Grâce à lui, en revanche, j’avais compris d’où pouvait bien venir cette pulsion presque irrésistible de tuer son prochain. Presque, je poursuivais en effet un autre but dont il ignorait tout. Y pensant à présent, à lui, à Grasset, aux cartons de livres, à toute cette période de ma vie, exilé au cœur de Saint-Germain-des-Prés, je me demande : comment se fait-il que je n’ai pas été dégoûté d’écrire ? Et réponds : c’est un test auquel tous les prétendants écrivains devraient se soumettre. Le voici, en quelques mots, mais il y aurait des livres entiers à écrire à ce sujet : si, six ans durant, tu peux supporter l’humiliation d’emballer / déballer des palettes entières de livres qui ne sont pas les tiens, parce que tu ne les possèdes pas plus que tu ne les as écrits, livres dont l’unique destin est le pilon, si tu peux endurer quotidiennement cette souffrance que cause l’humiliation symbolique, physique, de n’être rien, alors écris, sinon, fais autre chose de ta vie, il y a déjà tellement de livres que personne ne lit, s’il te plaît, fais autre chose de ta vie. Peut-être, qui sait ? peut-être que je passerai à la postérité pour cela, qu’on appellera : « le test d’Orsoni. »

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