Je viens d’où je vais.

La première fois que je suis allé à Naples, j’ai détesté cette ville. Je me souviens que, dans les jardins de Capodimonte, j’avais fait une crise de nerfs. Je voulais partir. Tout de suite. N’importe où. À Parme, n’importe où. C’était à la Toussaint ; il faisait si chaud, si humide. Tout était moite. Et moi, je ne savais pas comment respirer. Je vivais à Marseille à cette époque-là de ma vie et, à cette période de l’année, au début de l’automne, je n’avais plus envie d’été, encore moins de cette manière d’être indien propre au sud de l’Italie. J’avais envie d’automne et l’automne, là-bas, c’était encore l’été. Là-bas, c’est toujours l’été. Entre Marseille et Naples, je ne vis pas de réelles différences, pas de différences de nature, en tout cas, simplement des différences de degrés. (Météorologie négative.) Naples, c’était Marseille en plus : plus sale, plus bruyante, plus grande, plus folle, plus violente, plus brûlante, plus bleue. Tout plus. Un jour, dans un taxi que nous avions pris parce que les transports en commun étaient en grève et que nous en avions assez de marcher (Daphné venait tout juste d’avoir quatre ans), je trouvais que la voiture faisait un drôle de bruit, qui émettait des sortes de bips à intervalles réguliers. J’observais le conducteur à la manœuvre et découvris qu’il coupait le moteur régulièrement, quand il avait atteint une vitesse qui lui semblait suffisante pour que la voiture roule toute seule, ou au bout d’une certaine distance, je n’ai pas réussi à le savoir avec exactitude, et puis, il le rallumait, d’où le signal sonore que le véhicule émettait. C’était comme un symptôme d’une ville qui fonctionne en dysfonctionnant. (Il faudra que je revienne sur cette question du fonctionnement dysfonctionnel ou du dysfonctionnement fonctionnel avec le texte d’Alfred Sohn-Reitel, « L’idéal du cassé. À propos de la technique napolitaine. ») Est-ce cela que j’ai détesté ? Je ne sais pas. Sur le moment, peut-être. Mais la vraie raison, à supposer qu’elle existe (existe-t-il, en effet, quelque chose comme une vraie raison ?), la vraie raison était ailleurs. En fait, il m’a fallu un certain temps pour comprendre ce qui n’allait pas avec cette ville, ce qui n’allait pas entre cette ville et moi, et qui n’avait pas grand-chose à voir avec la ville en elle-même, mais tout avec ma mère. Avec ma mère, Piémontaise viscérale, je n’avais jamais dépassé Rome. Comme si, au sud de Rome, il n’y avait rien. Même pas une zone interdite, non, rien qu’un grand vide qui descendait jusqu’en bas de la péninsule. Il y avait comme une barrière infranchissable, qui interdisait l’accès à tout le mezzogiorno. Aller à Naples, après la mort de ma mère, c’était comme transgresser un interdit d’autant plus fort qu’il était non-dit (un internondit), indicible, rejeté dans le silence de l’hérédité : au fond, où que nous allions, quoi que nous fassions, que nous le voulions ou non, nous sommes toujours renvoyés à notre origine — nous sommes toujours hors de nous-mêmes. Ce qui ne signifie pas que l’origine soit indépassable, que nous y soyons assignés à résidence, la frontière infranchissable, que chacun reste dans son coin, demeure. Il faut apprendre, apprendre à percevoir quand l’origine s’objective, quand elle se rend sensible, quand elle se manifeste, se montre là, si proche que nous pouvons presque la toucher. Être disponible, encore un effort. À Naples, puis-je dire, la frontière s’est matérialisée, l’origine s’est montrée. Les Français, pour qui toute l’Italie est méridionale, ne comprennent pas cette distinction entre le nord et le sud du pays. Et moi aussi, parfois, je l’oublie. Or, cette distinction est encore plus profonde quand elle se fait inconsciente et qu’elle se transmet sans un mot et génération en génération, sans une parole qui explique ou permet de changer de sujet. Comme un deuil, il faut détruire l’origine. C’est ce que m’avait dit mon corps, à Naples, couvert de sueur : « Détruis l’origine », et moi je ne l’avais pas compris. Si peu qu’au moment d’aller à Proscida, l’île d’une autre partie de mes ancêtres, mais trop éloignée de moi pour qu’elle puisse me vouloir dire quelque chose, un vol m’a empêché de prendre le bateau. À ce moment-là non plus, je n’ai rien compris. À ce moment-là non plus, je n’ai pas compris que j’étais plus un Bertorello  (le nom de ma grand-mère) qu’un Orsoni (le nom de mon père). Je crois que ma mère ne m’a jamais parlé de ses origines italiennes. Je savais que ma grand-mère était italienne, mais ce que cela faisait d’avoir une mère italienne, pour elle, moi, je ne l’ai jamais su. L’Italie était un horizon aveugle, nommé mais pas senti, pas vécu, pour ainsi dire, ou pas autrement que comme une destination touristique alors que, en réalité, ce n’était pas une destination touristique mais un retour à la maison, l’autre maison, la maison étrangère, là-bas, de l’autre côté de la frontière. Est-ce à cause de son universalisme (républicain, communiste) que ma mère ne m’a jamais parlé de l’Italie comme d’une mère ? Je ne serai jamais en mesure de le savoir et, ce fait, cette ignorance essentielle, je la porte en moi. Pour moi, il n’y aura pas de découverte des origines, comme on en voit dans les romans à la mode, pas de retour à la terre ancestrale, pas de réconciliation : mon origine, c’est l’exil — le départ, la fuite, l’ailleurs, sans jamais de chez-soi. Cette origine exilée, faut-il la vivre comme un manque, un moins, un défaut de fabrication ? Je ne le crois pas. Même si je vais souvent en Italie, pour moi, il n’y aura pas de retour en Italie : ma proximité, c’est la distance, mes racines, la cime, mon origine, la destination. Je viens d’où je vais.

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