12.5.24

Décalage — entre soi et les autres. Relation que, quand même je désirerais l’harmoniser, je ne le pourrais pas (déjà essayé, échec, pas envie de recommencer) parce que je ne suis pas seul, précisément, au monde. Est-ce à dire que l’harmonie n’est possible dans la solitude ? Mais alors, nul besoin d’harmonie. Et avec soi-même ? Fausse question. Et ce message venu du passé (deux ans et demi) me rappelle tout ce que je ne désire pas. Ce n’est pas tant que je souhaite rester seul (je ne le suis pas), mais quoi ? Je n’ai pas besoin de dresser la liste de tout ce que je ne veux pas. D’ailleurs, c’est ce que je me suis fait remarquer hier au soir, à un tout autre sujet, alors que la soirée infrabasse des voisins du dessus (mon Dieu, que ces rires étaient gras et que cette musique était imbécile) m’empêchait de trouver le sommeil et que je m’efforçais de chasser de mon esprit ces images de leur mort qui survenait dans d’atroces souffrances, ce n’est pas une question de volonté, la volonté n’existe pas, la volonté ne compte pas, elle est impuissante, elle est une visée chimérique, c’est une question de discipline, de détermination, voire : d’équilibre entre l’indétermination de la réalité et la détermination du moi. Je rectifie : ce dernier passage, qui joue sur l’équivoque de détermination, pourrait donner à penser à tort que la détermination du moi s’opposerait à l’indétermination de la réalité, et réciproquement. Or, ce n’est pas le cas — d’où cette idée d’équilibre —, les deux se complètent : je ne me détermine pas parce que la réalité est indéterminée, la détermination du moi épouse l’indétermination de la réalité, elle acquiesce à cette indétermination et essaie d’en faire quelque chose, mais non pas comme l’on tranche un nœud, choisit entre des versions de la réalité qui seraient toutes équipossibles, non : que la réalité soit indéterminée, cela ne signifie pas que toutes les réalités possibles existent déjà, c’est-à-dire que, comme dans une théorie des mondes multiples, chaque possibilité s’incarnant dans un monde, toutes les versions possibles de la réalité existent dans des plans de réalité superposés ou parallèles les uns aux autres, une telle théorie est la négation même de l’indétermination, dans pareille théorie, tout est surdéterminé, tous les possibles existant dans un monde qui leur est propre, et que le nombre des mondes en question soit infini ou pas est indifférent en la matière, mais plutôt que le possible est le non-lieu, le possible est l’utopie, laquelle n’a rien d’extraordinaire en soi (elle peut l’être, mais elle ne l’est pas par nature), mais peut tout à fait être banale, ordinaire, toute simple. L’utopie perd ainsi le sens d’idéal inaccessible qu’on lui donne habituellement, elle est au contraire une sorte de possibilisme rigoureux : le futur ne nous est pas caché, il n’a tout simplement pas encore eu lieu. Et, c’est du moins le sentiment que j’ai, le retour non souhaité de ce passé surdétermine l’avenir, le fait ressembler précisément au passé, quand il pourrait être tout autre, n’ayant pas encore eu lieu. La volonté est impuissante parce que ce n’est pas elle qui fait advenir le possible, c’est la rigueur avec laquelle on fracasse le moi sur la réalité, détruit le moi par la réalité : le moi est toujours passé, dépassé, il n’y a que la réalité qui soit porteuse de nouveauté, d’inédit. Il n’y a rien de possible dans le moi, seule la réalité est possible. La détermination dissout le moi dans l’indétermination, et réalise l’utopie. Éclairs dans le ciel qui gronde. Caniveaux qui débordent. Beauté de cet orage de mai. 

11.5.24

Écrire des poèmes à propos des feuilles des arbres, directement sur elles ou en traçant les phrases autour, comme John Cage le faisait avec ses cailloux, en dessinant, dans un monde obsédé par la violence, où l’amitié est un mensonge, la famille, un carcan, et l’identité (raciale, ethnique, sexuelle, nationale, il y en a tant qu’on perd son temps en les énumérant), une prison, n’est-ce pas — mais sérieusement — l’attitude la plus sensée qui soit ? Tout le reste, comparé, ne semble-t-il pas délirant, comme frappé par une foudre insignifiante tombée du ciel de la bêtise ? Ce n’était pas moi qui jouais le rôle, mais je me suis imaginé quelqu’un — pas un poète, non tout simplement quelqu’un, sans autre qualité — qui écrirait ainsi, des phrases sans bannière, sans totem, sans autorité suprême, ni croix celtique ni keffieh ni drapeau bariolé, des phrases qui sembleraient ne reposer sur rien, aucun principe autre qu’elles-mêmes, sans ordre que le gré du vent, le fil du temps, le passage et le retour des saisons. Un regard juste, juste posé sur les choses, qui ne cherche pas à les altérer, pas à en modifier le cours, est-il encore possible ? Et qui est capable d’une telle simplicité, laquelle s’avoue sans doctrine, sans dogme, sans transcendance, ne se réclame d’aucun accès privilégié à la vérité, mais consent à vivre ? Même pas à la vie, — simplement à vivre. Tellement de raisons de désespérer, de se jeter la face contre terre qu’on frappera de ses poings, de ses pieds, mais pas une qui me convienne, non, je n’attends rien. C’est-à-dire : je veux être sans attente, je veux n’être rien, que cette plage d’existence-là, qui commença tel jour et s’achèvera je ne sais quand, la durée entre les deux dates, cette étendue d’être-là, occupant cet espace, m’occuper de cet espace, m’en soucier, y faire attention, en prendre soin. Quoi d’autre, en effet, sinon, puisque tout est faux, trompeur, tronqué, truqueur ? Et je dis ce que je veux dire : je n’ai pas écrit de poème à propos des feuilles dans arbres, des feuilles tombées des arbres, je n’ai pas tracé autour d’elles les traits de leur présence, je n’ai pas cherché mes cailloux à moi, coquillages cueillis sur la plage pour dessiner l’ontologie de leurs contours, j’en ai envisagé la possibilité, j’en ai fait l’expérience de pensée, comparant l’existant à cette éventualité, et je n’y ai vu nul défaitisme, aucun renoncement, plutôt la recherche du geste juste, comme de la note juste (le regard juste, ai-je dit à l’instant). Juste le juste.

10.5.24

Une jatte-téton. Suffit-elle seule à élaborer une théorie à propos de la communauté d’aliénation ? Et, comment passe-t-on de ce bol en forme de sein au Palais Fesch, autrement, c’est ce que je veux dire, que par le véhicule de la pensée ? Pourtant, il semble que μαστός, ce soit aux Grecs qu’il faille en attribuer l’invention, eux qui déjà, lors de leurs banquets, vidaient non pas des verres, comme nous le faisons avec cette vulgarité satisfaite d’elle-même qui nous caractérise, mais les recréations symboliques des mamelles de leurs femelles qui n’étaient pas invitées à la libation. La théorie s’écroule-t-elle alors ? Mais quelle était-elle ? Eh bien, en peu de mots, celle-ci : qu’à la différence de nos ancêtres, et surtout de leurs maîtres, en l’occurence, puisque c’est au hameau de la reine Marie-Antoinette, à Rambouillet, que fut inventée cette étrange coupe à boire du lait, qui vivaient dans la séparation d’où naissait l’aliénation des esclaves, nous vivons désormais dans un univers sans solution de continuité, où la richesse des puissants ne se cache pas derrière les murs des palais, mais se montre, non mieux : se partage, ouverte qu’elle est, inclusive, pour toutes et tous. (La fondation défiscalisée du milliardaire comme haut lieu de la démocratisation de la culture.) Ce que j’ai appelé communauté d’aliénation, c’est le fait que les goûts de la classe dominante sont les mêmes que ceux de la classe dominée, qu’ils ne varient qu’en intensité, et non pas en nature. Il n’y a plus de distinction, et c’est un peu comme si la massification de la culture avait accompli par mégarde l’œuvre de Pierre Bourdieu, par mégarde, et surtout : pour le pire. Car, dans un univers où les goûts sont les mêmes pour tous, il n’y a plus d’issue, pas de possibilité de changement, tout est voué à se retrouver partout à l’identique, dans toutes les villes, dans tous les esprits, la variation de la valeur ne concernant pas sa nature — le quoi ? de l’inconnue = x —, mais son nombre — le combien ? du déjà connu, du trop connu. Quand tout le monde parle tout le temps de la même chose, c’est la possibilité même de l’ennui, du rêve, de l’étrangeté, de la fuite, de la disparition qui disparaît : où aller si partout, c’est pareil, vers quel objet mon désir pourrait-il se tourner puisque tous les désirs sont les mêmes, et leurs objets avec, produits en série ? La variation de la quantité n’excite pas, elle écœure. Comme cette femme qui, en gare de Les Essarts-le-Roi, est descendue du train N, terminus Rambouillet, et la tête appuyée sur la grille, s’est mise à vomir. Mal des transports. Transports du mal. « La haine du vide », ai-je écrit dans mon cahier au bison rouge. Et je n’y ai pas pensé tout de suite l’écrivant, mais mon écriture, elle, évidemment, y pensait déjà pour moi, elle n’attendait pas que je percute enfin, c’est à présent, des heures après, que j’y pense, à cette haine du vide que manifeste l’espace d’un pays surchargé de choses, d’êtres, de bâtiments, d’urbain, répondait cette place vide que j’avais laissée dans mon cahier, l’autre jour, pour une photographie (la photographie d’une statue de reine) que je voudrais y coller, mais plus tard, bien plus tard, pas pour le moment, afin de ne pas déranger l’écriture par le volume de la photographie instantanée ainsi collée sur la feuille de papier. Laisser du vide pour l’avenir. Est-ce tout ce que nous pouvons faire, désormais : nous distinguer par le vide laissé, son en-moins ? Dans le train du retour, il y avait cet homme noir qui ronflait. Et, c’est ce que je me suis dit, peut-être dort-il pendant le trajet parce que c’est le seul moment calme de sa journée ? Tout ce qu’on n’oblige pas les gens à faire pour des salaires de misère, me suis-je lamenté ensuite. Tout a changé et tout est pareil.

9.5.24

Il faut en finir avec le mythe de la transparence. J’étais en train de faire les vitres dans l’appartement (des fenêtres à double vantail, une petite dans la cuisine, un petit bois divisant chaque vantail en deux, une grande dans la chambre de Daphné, deux grandes dans le salon, une grande dans notre chambre, deux petits bois divisant chaque vantail en trois, auxquelles viennent s’ajouter le miroir de la salle de bain et le pare-douche de la baignoire, soit en tout cinquante-neuf surfaces vitrées à nettoyer, en comptant le recto et le verso, si je ne me suis pas trompé dans mes calculs) quand je me suis dit cette phrase, et peut-être fus-je trompé par le fait que les fenêtres sont toujours doubles, simple vitrage ou autre, une face de la surface tournée vers l’intérieur et l’autre, vers l’extérieur, mais il me sembla clair qu’on ne voyait jamais totalement ou parfaitement ou purement à travers, que toujours, voyant à travers, on voyait aussi le medium que l’on traverse, la vitre, et qu’il n’y avait guère que le miroir, lequel n’a qu’une surface simple, et non double, comme les fenêtres, qui était purement transparent, mais le miroir reflète, on ne voit pas outre, l’outre miroir, c’est la réalité que l’image reflétée reflète, moi, le reflet se tourne vers l’intérieur, il n’ouvre à rien, sa platitude n’apporte jamais qu’une certitude de surface, et les inquiétudes se multiplient : mon Dieu, qu’est-ce que j’ai vieilli. Paradoxe, si l’on voulait, seul le reflet est parfaitement transparent qui ne donne rien d’autre à voir que lui-même, puisqu’il n’est pas fidèle, mais trahit la réalité, au contraire, ne l’inversant pas, la gauche restera à gauche et la droite à droite, d’où le fait que, si l’on se croisait dans la rue, habitué que l’on est à se voir reflété, on ne se reconnaîtrait probablement pas, ou alors pas tout à fait, en tout cas, on se trouverait une drôle de tête, l’asymétrie de la symétrie sautant tout à coup aux yeux : je me vois toujours à plat, sans inversion, comme une pellicule que l’on me colle dessus, un vernis imaginaire que l’on couche sur une surface pour la mieux masquer. Qui s’est déjà pris en photographie soi-même (selfie), c’est-à-dire : à peu près toute l’humanité, qui s’en rend bien compte : il faut que je fasse pivoter l’image selon l’axe d’une symétrie verticale (symétrie de l’asymétrie) pour me voir moi-même, c’est-à-dire me retrouver tel que j’ai l’habitude de me trouver dans le miroir, pas terrible terrible. Pendant tout ce temps que j’ai passé à nettoyer les surfaces vitrées de l’appartement (sauf une, que j’avais prévu de rendre limpide, mais que j’ai oubliée, le grand miroir de la chambre où, si je tourne à présent la tête à droite (rotation à 90°), je me vois (et que je suis gros et que je suis laid, heureusement que ce n’est pas très propre, on ne pourrait pas se tromper, pas se mentir, si ça l’était, déjà qu’en l’état, ce n’est pas terrible terrible)), j’ai écouté Ryoanji de John Cage (soixante minutes et trente secondes dit la pochette du disque). Cette pièce reprend la structure du jardin du même nom à Kyoto, que Cage a visité pour la première fois en 1962, quinze pierres entourées de mousse dans du sable blanc ratissé ; le sable blanc ratissé est la partie pour percussion et les solos, les pierres. À partir de 1983, Cage a fait des dessins en se servant du contour de quinze pierres (traçant les contours de pierres) et la partition de Ryoanji reprend ce principe de la courbe : dans le système de la partition, les courbes sont les glissandi que doivent jouer les instruments solistes (hautbois, contrebasse, flûte, trombone, voix). Une pierre, si on la jette dans une vitre, brisera cette dernière. Sur le moment, cela ne m’a pas frappé. Je cherchais une pièce contemplative, japonisante, pour accompagner mon activité de nettoyage et, ayant d’abord voulu écouter un compositeur japonais, je me suis finalement souvenu de cette pièce, japonisante, en effet, tournant autour de l’espace, du geste, de l’aléatoire, comme souvent chez Cage, comme c’est aussi le cas quand on veut nettoyer des vitres : dans un cadre délimité, essuyer avec la main la surface sensément transparente jusqu’à ce que l’on puisse voir à travers. Faire le ménage est une expérience profonde, aussi profonde que la méditation. Enfin, j’imagine, je n’ai jamais médité. J’ai beaucoup nettoyé, en revanche. Ce matin, je suis allé courir. Onze kilomètres. Et cela aussi, je crois, est une expérience proche de la méditation. Enfin, j’imagine. Le ciel s’est dégagé à mesure que la journée avançait, et sans doute est-ce pour cela, pour voir le ciel à travers la vitre, que je me suis enfin décidé à nettoyer les vitres de l’appartement. Et c’est vrai que c’est mieux de voir le ciel plutôt que de l’imaginer. Expérience de la réalité.

8.5.24

Je devrais écrire des notes sur rien. Qui ne seraient pas des notes sur tout et n’importe quoi, sortes de miscellanées, variétés et autres mélanges, ou je ne sais quoi, mais au contraire des notes très concentrées sur le sans objet, la vacuité, l’absence, le manque, le vide, le défaut, la disparition, l’exil, le départ, la chute, le calme, la paix, le silence, la perfection, le moment, l’instable, l’insaisissable, le fugace, la fuite, la vanité, le repos, l’acte gratuit, le geste gracieux, l’abstention, le blanc, beaucoup de choses, apparemment, mais en fait réellement rien, que de l’improductif, du rétif, du récalcitrant, du réfractaire, du rechignement, de la répugnance, de la résistance, voire mais par la soustraction, et non pas le cri, la manifestation, le vacarme, le bruit, la forme, l’affirmation, l’insistance, le ressassement, le ressentiment, le re du règne de la lourdeur, toutes choses qui ajoutent des choses au monde, multiplient, tendent à se multiplier, à faire des émules, des fidèles, endoctrinent, veulent avoir le dernier mot. De dernier mot, il n’y en aura pas. Est-ce pour cette raison que nous sommes comme entraînés sans cesse au-delà de nous-mêmes, et beaucoup trop loin de nous-mêmes, en vérité, si loin que nous nous retrouvons tout près de nous, au point même du départ, point final, point initial, c’est pareil pour les doctrinaires de l’un, comme si nous avions fait le tour de la chose, le tour de la terre, le tour de l’univers, sans avoir rien vu du tout, que le bout de notre nez ? Et c’est vrai qu’on peut voyager ainsi, c’est vrai qu’on peut vivre ainsi, en ne voyant jamais que son propre point de vue, lequel est plein d’êtres, surpeuplé, en vérité, incapables que nous sommes de faire le vide, d’araser l’ontologie à son strict minimum, l’en-deçà de quoi on ne peut pas aller, c’est tout simplement impossible. Qui voyage sans rien, sans idées, sans but, sans même savoir où aller, qui verra du pays, des pays invisibles à d’autres yeux que les siens, des pays des possibles. C’est étonnant, c’est vrai, quand on ne sait pas ce que l’on voit, mais n’est-ce pas la condition de possibilité de toute expérience possible ? Ne rien savoir, ne rien comprendre, ne rien connaître, ne rien vouloir, ne rien être. À qui voudrait faire des choses, comment ne pas conseiller de défaire ? De détruire, mais vraiment, pour ne rien créer, pour laisser les choses sans création, sans créativité, sans créateur. Choses sans tout, elle ne méritent même plus le nom de « choses », lequel devient une enveloppe vide qui, ne se refermant sur rien, comme des guillemets sur l’ixité de l’inconnue, s’ouvre à l’univers. Et, enfin, nos bras grands ouverts ne serrent pas, n’enserrent pas, deviennent la chair même du monde, mouvement léger pour un pas de côté, l’au revoir de son recommencer. 

7.5.24

Quand je suis passé devant cet homme qui n’avait qu’une jambe, allongé à plat ventre par terre, sur le trottoir du boulevard du Montparnasse, entre l’arrêt des bus 82 et 92 Montparnasse-Alençon et le G20, avec son pantalon si usé qu’on lui voyait le cul à travers le tissu, je me suis dit que je ne pouvais pas passer devant lui, sans rien faire, comme tout le temps, comme tout le monde. Je me suis dit que j’allais lui parler, mais je n’avais rien à lui dire. Je me suis dit que j’allais lui donner un peu d’argent, mais je n’en avais pas sur moi et, si j’en avais eu, qu’aurait-il fait avec sinon acheter de quoi boire encore (sur le banc extérieur de l’arrêt de bus, il y avait une cannette de bière forte dont j’ai supposé qu’il l’avait vidée) et se saouler plus encore, se faire plus de mal encore, s’enfoncer plus profondément encore dans le béton du boulevard, et mourir là, comme une épave insignifiante, comme une chose dont tout le monde se moque. Il était onze heures du matin, et les gens qui passaient par là, quand ils le voyait seulement, le regardaient d’un air dégoûté. Et c’est vrai, c’est vrai qu’il était dégoûtant. Je l’ai pris en photographie, une photographie sans qualité esthétique aucune, une image la plus transparente possible, la plus documentaire possible, pour qu’on ne la voie pas en la regardant, qu’on voie seulement ce que j’ai vu, là, sur le boulevard, que tout le monde pouvait voir, mais que personne ne prenait le temps de regarder, c’est gênant, c’est vrai, de voir un homme se traîner comme une bête malade, abîmée, détruite, et qui va bientôt mourir. J’ai fait les quelques pas qui me séparaient encore de chez moi en demandant à Nelly quel numéro composer pour signaler quelque chose de ce genre et, une fois rentré chez moi, j’ai composé le 18, une voix mécanique m’a dit que ma conversation serait enregistrée, puis une voix humaine m’a demandé pourquoi j’appelais, et j’ai expliqué à mon interlocuteur ce que je viens de raconter. La voix humaine m’a répondu attendez, je vous mets en contact, et derechef j’ai raconté à cette personne avec qui on venait de me mettre en contact ce que je viens de raconter, ce à quoi, après m’avoir interrogé pour connaître son âge, sa localisation, d’autres précisions encore qui devaient avoir du sens pour lui, elle m’a répondu : Oui, mais qu’est-ce qu’il a ? J’ai répété ce que je venais de lui dire et elle m’a dit : Oui, mais si vous ne savez pas ce qu’elle a, on ne peut rien faire. Et sur le moment, je n’ai pas compris. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre et, quand j’ai enfin compris, j’ai dit quelque chose comme OK, je vais voir, si je repasse devant lui, je lui demanderai, tout en sachant très bien que je ne verrai pas, que je ne lui demanderai rien parce que, de toute façon, personne ne ferait rien, parce qu’il n’y a rien à faire. Naïf comme je suis, j’avais pensé que le fait d’être unijambiste et de se traîner par terre, de se rouler par terre, de s’allonger par terre, à plat ventre, à même le trottoir couvert de pisse, et de vivre dans la pisse de sa dernière bière ingurgitée était en soi une urgence suffisamment importante pour qu’on tente d’y faire quelque chose, et moi je ne savais pas quoi, c’est pour cela que j’ai appelé le 18, mais non, ce n’est pas vrai, mais si ce n’est pas vrai, me suis-je demandé, que faut-il attendre pour intervenir, qu’il soit sur le point de mourir ? Probablement, oui. Il est treize heures trente-sept cependant que j’écris cette phrase et, il y a quelques minutes de cela, l’homme par terre était encore par terre. Je l’ai vu en regardant par la fenêtre de la pièce où j’écris qui donne sur le boulevard, là, à main gauche. Ce matin, déjà, quand je suis parti courir, il était là. Et ce soir, peut-être, il sera encore là, peut-être restera-t-il là jusqu’à ce qu’il meure ou qu’on le déplace ailleurs pour la durée des Jeux Olympiques, qui sont la fête de l’humanité, il ne faut pas l’oublier, le triomphe du corps parfait, ou du corps corrigé avec des prothèses dernier cri, c’est si beau, la beauté, mais en attendant qu’il meure ou qu’on le déplace, il n’y a rien à faire, aussi, en effet, comme de toute façon il n’y a rien à faire, mieux vaut-il détourner le regard, penser à autre chose, écrire à propos d’autre chose, quand on est impuissant devant le néant qu’est ce monde, c’est mieux de faire semblant, de regarder ailleurs, de s’amuser, de faire la fête, de célébrer l’humanité. Quand j’ai raccroché mon téléphone après avoir composé le 18, je me suis senti imbécile, je me suis fait l’impression d’être un petit garçon qui pense qu’on peut aider les gens, que la société est faite pour cela, venir en aide aux plus démunis, je m’en suis voulu d’avoir été touché par la misère de cet homme, d’avoir pensé que la misère de cet homme était la misère de tout l’humanité, et qu’elle était insupportable, là, sous nos fenêtres, devant les pas de porte de nos boutiques, au pied des tables et des chaises de nos terrasses. J’ai pensé au fait que la conversation avait été enregistrée, et j’ai eu honte de mon appel. J’ai eu honte d’avoir appelé à l’aide pour un autre que moi, et honte de ne pas savoir quoi faire, pas quoi dire, pas comment agir. Mais la vie est ainsi faite, sociale, banale, indifférente. Et la vérité, c’est qu’il vaudrait mieux les abattre, lui et tous les gens comme lui, plutôt que de les laisser mourir comme cela, dans l’indifférence la plus complète, cela, au moins, ce serait faire preuve d’un peu d’humanité, mais non. Ensuite, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment je suis passé de ce que je viens de raconter à cette idée, mais c’est comme cela que les idées se sont enchaînées, alors c’est ainsi que je vais les raconter, j’ai pensé au sentiment que j’avais ressenti, un peu plus tôt dans la matinée, colère devant le spectacle du scandale, en lisant le journal en ligne de quelqu’un qui y racontait sa vie, et le scandale, la colère que me causait ce scandale, c’était d’écrire sans faire de l’art, sans rien faire, simplement en racontant. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai trouvé cette perspective insupportable, et j’ai fait le lien entre ce que je viens de raconter et la lecture de ce journal en ligne, comme si, en réalité, ces deux ensembles de données n’étaient pas étrangers l’un à l’autre, mais étaient liés par une profonde solidarité, encore que souterraine au premier abord, unies par des liens profonds, essentiels, l’un n’étant pas l’effet de l’autre au sens où ce dernier serait la cause du premier, mais il n’y avait pas de solution de continuité dans ce monde où l’on raconte sa vie simplement pour la raconter et les hommes qui n’ont qu’une jambe et meurent dans leur pisse sur le trottoir du boulevard. Il faudrait parvenir à voir, me suis-je dit encore, la profonde solidarité qui unit des pans que l’on croit à tort distincts, séparés les uns des autres, de notre vie sociale, nous envoyons des artefacts aux confins de l’univers, cela devrait être à notre portée, mais non, et que cela ne le soit pas est indigne, mais nous indiffère, nous acclamons nos exploits pour ne pas voir, chaque jour, notre immense défaite, plus grande encore que l’univers. La vie est ainsi faite. Mal. Nous devrions vouloir vivre autre chose. Comment se fait-il que nous ne le voulions pas ? Que nous intensifions au contraire cette vie-là, cette invivable vie ? Quelques instants, je cherche une réponse. Il y en a trop, et aucune ne me satisfait. Toutes me semblent passer à côté de l’essentiel comme ces passantes, que l’on voit sur la photographie que j’ai prise ce matin, qui sont passées à côté de l’homme à une jambe et l’ont regardé d’un air dégoûté. Comme moi, qui n’ai pas su quoi faire pour l’aider, n’ai rien fait pour l’aider, ai échoué à l’aider. La vie est ainsi faite, oui.

6.5.24

J’ai mal dormi. Je ne sais combien de temps il m’a fallu — tourner, retourner, me lever, me recoucher — pour m’endormir. Une fois le sommeil trouvé, qui plus est (qui moins est ?), j’ai rêvé que je cassais les lunettes de mon beau-père parce qu’il avait invité B. et F. à dîner alors que moi, il ne m’avait pas invité, évidemment, il ne m’aime pas, ce qui représentait pour moi une façon scandaleuse de confisquer ma vie, d’en prendre indûment possession, comme si elle était à lui. Le décor du rêve était étrange — non, pas étrange du tout : franchement laid, j’avais l’impression que la scène se déroulait dans une voiture grise, ou devant cette voiture, devant et dedans, peut-être, je ne sais plus exactement, mais je me souviens que les portières (peut-être pas toutes) et le coffre étaient ouverts. J’étais très mécontent et casser des lunettes, lunettes que mon beau-père ne porte pourtant pas, contrairement à moi, était un geste de révolte contre l’inacceptable, l’intolérable. Je viens de dire que mon beau-père ne porte pas de lunettes, mais ce n’est pas tout à fait vrai, il en porte pour lire, des lunettes cassées et rafistolées avec du fil de fer, ou quelque chose comme ça. Est-ce à dire que je déteste ce qui est cassé ? Ce n’est pas exactement cela, non. Mais peut-être que oui. Parfois, l’imperfection des choses me touche plus violemment que d’autres : je sais que les choses ne peuvent pas demeurer intactes, qu’elles s’usent, mais toutes les usures ne se valent pas. Par exemple, sur la partie supérieure de ma Gibson, sur l’angle un peu arrondi du bois, il y a une partie où le vernis est parti. C’est là que mon bras droit repose quand je joue. Et, à force de jouer, comme j’ai cette guitare depuis 1992, le vernis est parti, la couleur aussi, on voit le bois brut apparaître. Or, cette usure est belle. Elle est le souvenir dans l’objet de son contact avec mon corps, elle est le signe visible et tactile (quand on passe la main dessus, on sent l’endroit où le vernis manque) de l’union de l’objet et de mon corps : pendant que je joue de cet instrument, mon corps et l’instrument ne font plus qu’un, la preuve, là, il y a quelque chose en moins, et peut-être, y a-t-il quelque chose en plus, quelque chose d’incorporé en moi, en échange, comme ce vernis parti de là pour arriver ici, et en disant ici, je désigne la partie intérieure de mon avant-bras, au niveau de ce muscle qu’on appelle « le petit palmaire », je crois, et qui est particulièrement développé au bras droit. Cette usure, fruit de l’échange entre le vernis de l’objet et le muscle de mon bras, moins de vernis et plus de muscle, est-elle une preuve de la réalité de la réalité ? J’aime à le croire. Mais l’usure de la chose cassée parce qu’on n’en a pas pris soin, qu’on rafistole tant bien que mal, aussi, n’est-ce pas ? Oui. Alors, quelle est la différence puisque toutes les deux démontrent la réalité de la réalité ? Eh bien, toute une esthétique, c’est-à-dire : une philosophie de la vie, pour dire les choses ainsi, se trouve là, dans cette différence entre une chose qui est la même qu’une autre et pourtant ne l’est pas, la même qu’une autre. Quand j’ai regardé cet endroit de l’univers, l’absence du vernis de ma guitare, l’autre jour, et que je l’ai comparée à la forme de mon bras qui vient rencontrer là un lieu à épouser, une arête arrondie de bois, je n’y ai pas songé tout de suite, mais c’est la plus grande partie de ma vie que je voyais gravée là, dans la marque laissée par mon bras dans la réalité, une marque qui, supplément de beauté, n’était pas une fin en soi, le bras n’ayant jamais été posé là pour y laisser sa marque, le bras s’était trouvé là pour faire de la musique, mais était un accident. Et, c’est ce que je me dis à présent, ainsi, plutôt que de la cacher comme le voudrait le kitsch, cette usure, faut-il la laisser, non pour la montrer, mais pour la voir.

5.5.24

Je préférerais dormir, ou que le temps passe, ait déjà passé. Préférerais à quoi ? Je ne sais pas. À rien. À tout. À n’importe quoi. Est-ce que je classe cette journée parmi les journées que je n’ai pas forcément envie de vivre ? Non, je ne crois pas. Alors quoi ? Alors, rien. J’ai eu des idées, aujourd’hui. Des mauvaises, dont il m’a fallu un certain temps pour me débarrasser, sans rien faire de particulier, non, seulement attendre qu’elles passent, qu’elles aient passé, qu’elles ne soient plus. Et puis, d’autres, dont je ne sais pas forcément si elles sont bonnes ou si elles sont mauvaises, une que j’ai déjà eue, notamment, et que j’ai laissée ainsi, pas tomber, non, à l’état de pure idée, sans rien faire pour qu’elle passe à l’acte, sans rien faire pour qu’elle passe à l’être, sans rien faire que l’avoir. Peut-être certaines idées sont-elles destinées à n’être que cela, des idées, je ne sais pas si cela fait partie de leur essence ou quoi, c’est vrai, si toutes les idées passaient à l’acte, il y aurait trop d’êtres sur terre, ou plus du tout, peut-être, je ne sais pas. Non, décidément, je ne sais pas. Je ne sais pas grand-chose. Mais comment savoir si une idée doit passer à l’acte ou pas ? Tellement de mauvaises idées passent à l’acte chaque jour, c’est dommage, si on écoutait la vie, si on était attentif à elle, il y en aurait moins, on vivrait mieux. « Vie » est un mot qui me convient mieux que « nature ». « Nature » me semble faux, qu’on trouve dans des phrases qui l’opposent au mot « culture », des phrases qui parlent de « retour à la nature », de « protection de la nature ». « Nature » s’oppose peut-être à « culture », oui, mais pas « vie ». À quoi s’oppose « vie » ? Je veux dire, à part « mort » ? Et encore, même « mort » ne s’oppose totalement à « vie ». Je peux dire : « Je vais mourir », « Je suis mortel », « Je sais que je vais mourir parce que je suis mortel », oui, mais la vie, elle, la vie va-t-elle mourir ? Sans doute pas, non. Les problèmes apparaissent, je crois, quand on va à l’encontre de la vie. Mais qu’est-ce que j’entends par « aller à l’encontre de la vie » ? Je pourrais donner des exemples, en effet, mais cela n’éclaircirait vraiment pas la question. Peut-être, d’ailleurs, doit-elle rester obscure, la question. Crois-tu ? Non, bien sûr que non. Je crois même le contraire. La vie est clarté. Elle apporte la clarté. Ce que je peux faire, c’est apprendre à la sentir. Apprendre à l’écouter, y être attentif. Si nous étions plus attentifs à la vie, nous commettrions moins d’erreurs, nous aurions moins de mauvaises idées et, quand nous en aurions, des mauvaises idées, parce que je crois qu’il est impossible de ne pas en avoir, des mauvaises idées, nous nous laisserions le temps de nous en débarrasser, nous aurions cette patience qu’il faut pour que les choses qui doivent être aient lieu, au lieu de faire être les choses qui ne doivent pas avoir lieu. « Vie » ne s’oppose à rien, — s’il n’y a pas de vie, il n’y a 

quarantaine

Ce matin, alors que moi-même je l’avais complètement oubliée, parce que quelqu’un, pendant la nuit, avait téléchargé un fichier (je l’ai vu au réveil en consultant, comme chaque jour, les statistiques de mon site, ça m’occupe), je me suis souvenu de cette espèce de revue dont j’avais eu l’idée au début du confinement en 2020. Pour être exact, le numéro téléchargé durant la nuit par quelque être inconnu reprend la maquette de l’espèce de revue, mais pas exactement. La raison en est simple mais, dans la mesure où elle implique une personne dont je n’aime pas à me ressouvenir, je la tairai. De toute façon, elle est sans importance. On pourra donc ajouter de tête la mention quarantaine 4 : 2020 en bas à gauche de la première et, ainsi, l’illusion sera parfaite. À l’exception du Corps de mon voisin (le conte à la maquette différente), toutes ces histoires font partie de ce qui est devenu depuis mon livre de contes, Tout est de l’art. Voici les liens vers les textes, profitez-en, téléchargez-les, lisez-les, faites ce que vous vous voulez, mais passez une bonne journée.
Jérôme
Quarantaine 1 : Histoire de Walter Spältinger (un voisin)
Quarantaine 2 : Conte des clones
Quarantaine 3 : Ivan Deulofeu devant le souterrain
Quarantaine 4 : Le corps de mon voisin

4.5.24

Ce qui touche, c’est la distance. Hier, je me suis enfin décidé à aller voir le film de Wim Wenders, Perfect Days, et c’est ce que j’ai ressenti : un grand éloignement, un écart quasi infini. Et, pourtant, toute la beauté de ce personnage qui ne dit pas un mot pendant de longues minutes était rendue sensible par cette distance même, par le lointain, qui n’était pas une étrangeté, mais une autre familiarité. Une vie réglée, sans grands événements, qui aurait envie de la vivre aurait compris quelque chose d’important, je crois, sur le sens de l’existence. Or, c’est comme s’il n’y avait plus personne pour vivre des vies comme celles-là parce que tous vivaient la même, à de négligeables variations près, une vie vécue par d’autres, c’est-à-dire conçue par d’autres, voulue par d’autres, pas par moi. Raison pour laquelle, peut-être, on fait venir ici des gens d’ailleurs, pour qu’ils vivent les vies qui ne sont pas touchées par la grâce de notre désir préfabriqué. Tout à l’heure, je suis sorti. Il faisait gris, mais la lumière était belle. J’ai pris mon appareil photo avec moi et deux photographies de la Fontaine des quatre parties du monde. Ensuite, j’ai traversé le jardin, je me suis assis sur une chaise, j’ai collé mon œil dans le viseur, et j’ai attendu que quelqu’un passe, puis quelqu’un d’autre, et j’ai pris deux autres photographies comme cela. Finalement, j’ai gravi les quelques marches d’un escalier, et j’ai pris une dernière photographie, celle d’une statue d’une reine de France dont j’ai oublié le nom, en contreplongée, à main droite, on voit le ciel gris, à main gauche la cime des arbres sur le fond de laquelle la statue de la non-dite reine se détache, de la même couleur que le ciel au-dessus de nous. J’ai rangé mon appareil photo dans mon sac, j’ai glissé les photographies dans une pochette en cuir que j’ai achetée à Prague il y a fort longtemps et, après ne pas avoir vue Nelly et Daphné dans le jardin, et pour cause, elles n’y étaient pas, je suis rentré à la maison. Si c’était tout ce que j’avais fait de la journée, cela aurait suffi à justifier mon existence aujourd’hui. Le sentiment que l’on s’adonne toutefois plus volontiers au superflu — adonnement auquel je succombe moi aussi, cela va de soi — est-il une sorte de révolte calme contre le monde contemporain ? Sans doute, car il est difficile de supporter tous ces cris qui déchirent un silence autrement plus nécessaire qu’eux. Encore que le mot de « révolte » ne convienne pas, non, il n’y a rien de révolté dans la simplicité, tout y est distant, pas indifférent, lointain, au sens de : qui voit un peu plus loin. Avoir le nez collé contre sa vie, comme qui a le nez collé contre la vitre a de grandes chances de ne pas la voir, est le meilleur moyen de ne pas la vivre. D’en vivre une autre, insignifiante. Le sens ne se décrète pas dans de grandiloquentes et fracassantes sentences, il faut avoir la patience d’assister à sa manifestation.