Lire. Je sais qu’à force de, certains jours comme celui-ci, je pourrais me dispenser d’écrire, mais ce serait un tort. J’ai le sentiment qu’il me manque un grand dessein, mais est-ce vraiment le cas ? Ce journal en est une forme, le projet Paris, une autre, et l’idée que je me fais d’un possible livre pas encore écrit, inconnu et de tous les autres, aussi. Je lis. À cause du temps qu’il fait (ce n’est pas un bulletin météo), de l’incompréhension si grande dans laquelle me pousse l’usage de la démocratie, ou plutôt son mésusage, par nécessité de tirer les choses au clair, fussent-elles, ces choses, mes propres idées, ou celles qui ont cours dans le vaste monde. Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est peut-être la même question que : Qu’est-ce que l’histoire ? Et faut-il s’étonner, lisant l’introduction que Michelet a placée en tête de son Histoire de la Révolution française, de lire ces trois noms comme une manière de sainte trinité : Voltaire, Molière, Rabelais ? Une note érudite de l’édition de la Pléiade mentionne cet extrait de l’introduction du Paris Guide, par les principaux écrivains et artistes de la France de Victor Hugo que voici : « Rabelais, Molière et Voltaire, cette trinité de la raison, qu’on nous passe le mot, Rabelais le Père, Molière le Fils, Voltaire l’Esprit, ce triple éclat de rire, gaulois au seizième, humain au dix-septième, cosmopolite au dix-huitième, c’est Paris. » Évidemment, le trait semble un peu raide, mais n’en possède-t-il pas pour autant une profonde vérité ? Et si je relis Rabelais, en même temps que j’ouvre Michelet, n’est-ce pas pour le meilleur du hasard ? Pourquoi me suis-je décidé à rouvrir Rabelais ? Pour comprendre quelle pouvait bien être la nature du souffle comique. Parce que je me posais la question grave et sérieuse : Comment rire aujourd’hui ? Pourquoi me décidé-je enfin à ouvrir grand Michelet ? Pour comprendre ce qu’est la nature du souffle historique. Parce que je me posais la question contemporaine : Qu’est-ce que la Révolution ? Qu’est-ce que la Révolution ? c’est la même question que celle-ci : Qu’est-ce que mon histoire ? ou encore : Comment se fait-il que je me trouve moi, aujourd’hui, ce mercredi vingt-neuf mars deux mille vingt-trois, ici, à Paris, à écrire, à lire et à écrire, à me demander ce qu’est le sens de l’histoire, ce qu’est le sens de l’époque qui celle à laquelle nous vivons nous, ici et maintenant, c’est-à-dire : Qu’est-ce que la Révolution française ? Sans elle, je ne serais pas ici, et rien de ce que nous vivons n’aurait lieu. N’est-ce pas d’une grande puissance, que de prendre conscience de cette coïncidence entre l’histoire du monde et la mienne ? Mais a-t-elle quoi que ce soit de fortuit, cette coïncidence ? Tombe-t-on ici ou là par le plus grand des hasards ou ce hasard, si grand qu’il semble, exprime-t-il quelque sens qu’il nous appartient de mettre au jour dans son maximum de clarté ? Qu’est-ce qu’écrire sinon mettre au jour la rencontre de tous les destins dans le maximum de sa clarté ? Et porter le destin à son maximum d’intensité.
vingt-huit mars deux mille vingt-trois
Une phrase intéressante au début de Paris sous tension d’Éric Hazan dont R. m’a parlé. « Ma conviction, écrit Hazan, est que Paris est encore ce qu’il a été pendant plus de deux siècles : le grand champ de bataille de la guerre civile en France entre aristocrates et sans-culottes — et peu importe les noms qu’on peut leur donner aujourd’hui. » Et cette gêne que je ressens immédiatement à la lecture : « peu importe les noms qu’on peut leur donner aujourd’hui. » Or, je crois qu’on ne peut pas faire l’économie du langage. D’une part, parce que ce qu’on ne peut pas dire clairement échappe toujours, demeure caché, incompréhensible. D’autre part, parce que le langage est capturé et les mots détournés de leur sens pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils veulent dire. Ainsi, quand en 2016 M. Macron a publié son livre Révolution, il introduisit volontairement une confusion sémantique dont il entendait tirer profit. Et soit dit en passant, il a parfaitement réussi son opération de rebranding. Or, cela même — qu’il ait parfaitement réussi son entreprise de confusion sémantique et de conquête du pouvoir —, qu’est-ce que cela signifie sinon qu’on ne peut pas faire l’économie d’une analyse du langage et, partant, d’une reconquête du langage. Il ne faut pas laisser le langage être dévoyé parce que, avec ce dévoiement, c’est le dévoiement de la société dans son ensemble qui est rendu possible. Si « révolution » peut signifier tout et n’importe quoi, y compris le contraire de ce que signifiait la Révolution française, qu’est-ce à dire sinon que, au bout d’un peu plus de deux siècles, elle se solde finalement par un échec ? Ce que signifiait la révolution, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir des lois, encore faut-il que ces lois soient justes. Des lois injustes sont peut-être des lois, mais cela n’est pas acceptable et doit conduire à renverser ceux qui en sont à l’origine. Au fond, ce sont eux qui sont injustes, les lois n’étant que l’expression de leur pouvoir. Cet état d’une société qui s’est donnée des lois justes s’appelle république. Et la conversation par laquelle on parvient à la république s’appelle désormais démocratie. Quand cette conversation n’est pas possible, la constitution de l’An I prévoyait d’avoir recours à d’autres moyens : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Il est probable que ce soit là le vrai sens politique du mot révolution. Et les mots, les phrases qu’on forme avec, et l’ensemble du langage qui les rend possible sont trop importants pour qu’on les laisse être manipulés à des fins indignes.
vingt-sept mars deux mille vingt-trois
Marcher, marcher. Pour redresser le corps, aérer les idées, se sentir exister. Même si je tourne en rond, la boucle est belle sur la carte gps, et je sais que j’avance. À présent, j’ai les pieds qui brûlent un peu. Mais c’est une sensation agréable, en réalité. Cependant que je marchais, il y avait des images qui apparaissaient derrière les yeux et puis des phrases aussi que je me disais en silence et, s’il me semble que j’ai tout oublié d’elles, ce n’est pas grave, ce n’est pas pour me souvenir de quelque chose que je suis allé marcher, c’est pour faire disparaître tout ce qui alourdit, appesantit, ralentit, cause défaut à la vivacité, à l’allant des choses, nuit à la légèreté de la langue, à la légèreté du corps, de toute l’organisation. Avant de sortir, j’ai procédé à une sorte d’auto-analyse éclair au terme de laquelle il m’est apparu que j’étais heureux. Je voudrais — comment dire ? intensifier ? intensifier certaines dimensions de l’existence ? allez d’accord, disons-le ainsi — je voudrais intensifier certaines dimensions de mon existence, creuser plus profond ici ou, au contraire, affiner, dégrossir, alléger là, mais la forme générale de mon existence, cette espèce d’équilibre d’ensemble de ce que je vis, je n’en voudrais rien changer. Et c’est important de se le dire, non pour les joies que procure l’autosatisfaction, je n’y crois guère à celles-là, mais pour sentir qu’on est libre de toute aigreur, qu’on s’est dépris de tout la rancœur qui retient, qui arrête, qui empêche, qui blesse comme une main qui t’attraperait par le col alors que tu serais en train de t’en aller et essaierait de te faire chuter en arrière en te projetant au sol, geste surprise que tu sens au niveau du cou, la pomme d’adam cisaillée par le vêtement devenu lame tranchante sous la violence du geste ennemi. Il faut partir loin, tout laisser derrière soi de la haine, de l’envie, ce maldésir, se concenter sur quelque chose, savoir que l’on peut glisser, déraper, percevoir que l’on glisse, dérape, voire tombe, et redresser la course, se remettre sur pieds, marcher, marcher, comme dit le chant. La vérité, c’est qu’il y a toujours quelque chose qui te contredit, qui cherche à te nuire, à te détruire, et cela, il faut le refuser, ne pas s’y plier, moins le contester, le réfuter, qu’affirmer autre chose, bien sûr que le pouvoir nie toute autre raison que la sienne et c’est la raison même pour laquelle il déraisonne et finit toujours par perdre la tête et s’agenouiller devant les vaincus. Il se peut que cela prenne mille ans, mais toujours arrive.
vingt-six mars deux mille vingt-trois
On peut se demander qu’est-ce que le bonheur ? et même à supposer qu’on trouve jamais la réponse si l’on n’est pas plus heureux après, faudra-t-il vraiment s’en étonner ? Qu’est-ce que le bonheur ? En une phrase, je ne sais pas, ne saurais en donner une définition, sans que cela échappe au langage, non, j’ai des images, souvent, des choses très claires qui passent derrière mes yeux et que je vois, parfois, c’est plus flou, ce n’est plus vraiment dès lors de l’ordre de la vision, de la sensation, plutôt du sentiment, un air, une atmosphère, une ambiance, quelque chose qui flotte, et dit la grande vérité. Changeant cent fois mille fois d’avis, la lumière reste la même, qui rend les choses plus claires, soutient l’effort de dissiper les malentendus, lequel ne doit pas s’épuiser, mais durer, oui, durer toujours. « La grande vérité », qu’est-ce à dire ? Le sais-je seulement ? Quelque chose qui se tient très près de soi et entraîne loin, si loin, infiniment loin. Tel le langage, que je parle, entends, comprends, est avec moi et pourtant jette ses méandres au-delà de l’intelligible. Toujours l’effort de comprendre plus, de sentir mieux, de mener une vie meilleure. « Tout comprendre, c’est tout pardonner », cela peut s’entendre aussi comme le don que tout le monde fait à l’autre, la sublime gratuité de l’acte, tout le reste n’étant que pantomime malhabile, malhonnête (le malhonnêtre). Que tout est gratuit, n’est-ce pas cela la grande vérité de l’existence ? La grâce.
vingt-cinq mars deux mille vingt-trois
La voisine, du genre à crier comme une actrice porno, baise la fenêtre ouverte (celle qui donne sur la cour intérieure laquelle fait caisse de résonance), — toute une philosophie de la vie. Pourquoi n’entend-on jamais les hommes crier quand ils jouissent ? Ou, du moins, sont-ce les phrases que je note dans mon carnet. Samedi, le matin. Traces de la vie telle qu’elle a lieu dans sa réalité non jugée. Moi, en tout cas, la vie, je ne la juge pas, je l’accueille, c’est si facile, elle est là, il suffit de ne rien faire, de ne rien attendre, de ne rien désirer, de ne rien vouloir, d’exister, c’est tout. Est-ce qu’écrire, c’est exister ? Bien sûr que oui, sinon quoi ? Entend-on les hommes crier quand ils jouissent ? Je ne sais pas. Pas aussi fort que les femmes, c’est certain. Était-ce elle, déjà, qui hurlait à en faire trembler les murs de la cour alors que nous habitions là, il y a cinq ans de cela ? Sans doute pas. C’était son clone. Ou celle dont elle est le clone. Ou alors est-ce mon oreille qui n’entend pas ? Est-ce que je crie quand je jouis, moi ? Mon Dieu, quelle question ! Faut-il donc que je baisse mon pantalon ? N’est-ce pas à cela que doit servir un carnet : noter la vie telle qu’elle est, histoire de ne pas l’oublier, faire l’histoire de cette absence d’oubli dont le carnet est la preuve ? Quand elle sera vieille, la voisine du dessus, qu’elle se retiendra de crier pour que ses enfants ne l’entendent pas, ou quand elle sera tout simplement trop vieille pour crier quand elle baise, tout simplement trop vieille pour baiser, moi, j’aurais toujours la trace de sa vie passée écrite dans mon carnet, elle, elle aura tout oublié, sans doute, qui quand comment, mais mon carnet, lui, non, rien. Comment s’appelle-t-elle, ma voisine du dessus ? Je ne sais rien ni ne veux le savoir. C’est la vie qui m’importe, qui nous traverse tous, indifféremment, impersonnellement, nous, qui nous pensons libres, et ne faisons que vivre. Un jour, le corps réclame enfant et l’esprit, cette fiction, s’imagine le vouloir. Comme la pierre, quand elle prend son envol en tête du cortège, s’imagine être au principe de son mouvement. Le bras qui la lance aussi, quand c’est quelque chose d’inouï, d’élastique, qui s’élance. Physique de la politique. Cavités emplies de sang. Font bam, bam, bam. Tel est le bruit de la vie. Aveugle vie.
vingt-quatre mars deux mille vingt-trois
Je crois que j’ai oublié à peu près toutes les idées que j’ai eues aujourd’hui. Comment sais-je alors que j’en ai eu ? Des traces, semble-t-il, m’en restent. Mais je sais ce que j’ai fait. Cela semble s’être gravé dans ma mémoire à la manière d’un emploi du temps strict : lever, Nelly, Daphné, petit-déjeuner, traduction du livre sur le covid, course à pied, douche, courses, lessive, écoute des nuits magnétiques de François Bon sur François Rabelais, déjeuner, glandouille, lecture du texte sur la manifestation dont R. m’envoie le bat, jusqu’au moment où je me décide enfin à écrire ce journal pour me rendre compte enfin que, si je me souviens bien de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent durant cette journée, je ne me souviens pas le moins du monde des idées que j’ai eues. Les idées ont-elles moins de réalité que les actes ? C’est vrai, oui, c’est vrai que les idées, contrairement aux actes, on ne peut pas les toucher. Si je me prends une claque dans la gueule, je vais la sentir passer, mais l’idée de la claque dans la gueule semble inoffensive. Il n’en est certes rien — la claque dans la gueule précédée de l’idée de cette claque dans cette gueule sera peut-être bien plus violente que la claque spontanée dans la gueule, mais ce n’est pas exactement cela dont il s’agit. Alors de quoi ? Eh bien, ai-je envie de dire, non sans prudence toutefois, tant cette expression et tout ce qu’elle présuppose et implique me semblent suspects, il s’agit de la vie intérieure. Qui, d’un certain point de vue, n’existe pas et, d’un autre, est tout ce que nous vivons. N’y a-t-il pas de quoi nager dans un océan d’étrangeté ? Tout à l’heure, j’ai repris conscience de gens que je n’ai pas vus depuis bientôt deux ans, peut-être, peut-être plus, je ne sais plus exactement, et auxquels je n’avais plus pensé depuis des mois. Et ces gens m’ont semblé si lointains, si insignifiants que j’ai presque ressenti de la colère contre moi-même, colère d’être si peu fidèle à moi-même : comment peut-on prétendre aimer des gens dont, en réalité, on se passe si facilement ? Cela aussi, n’est-ce pas aussi une manière d’interroger la vie intérieure ? Comment se fait-il, par exemple, que R., que je n’ai jamais vu, avec qui je n’ai que des échanges textuels, me semble plus proche que S., que j’ai rencontré au lycée, quand j’avais 17 ans ? Le fait que j’ai changé en tant que personne n’est pas une réponse à la question. Parce que, en vérité, je ne crois ne pas avoir changé : je suis une autre personne, plus vieille, plus grosse, plus calme en apparence (le regard moins noir, plus doux, me dit Nelly, comme je l’ai déjà évoqué ici), mais je suis le même, non pas en tant qu’individu mais en tant que conscience du monde. Les événements qui se déroulent ces jours-ci en France, et la réaction qu’ils provoquent chez moi, le texte sur la manifestation en est la preuve, comme révélation consciente de ce qui se trame de façon quasi inconsciente, tant il est vrai que cela peut passer inaperçu, paraître remplacé par d’autres croyances, me font comprendre, saisir le grand continuum sous-jacent en vertu duquel je suis moi. Si un jour il s’est avéré que j’avais si peu de choses en commun avec S. que son souvenir même, ancien pourtant, finissait par s’estomper de lui-même, cela signifie peut-être que c’est lui qui a changé (voiture, salariat, pavillon périphérique, piscine, etc.) et non moi, ou alors que ni lui ni moi n’avons changé et que tout cela n’aura jamais été qu’un grand malentendu ? L’existence est-elle ce grand malentendu ?
vingt-trois mars deux mille vingt-trois
Que te disent-elles, les tonnes d’ordures entassées sur les trottoirs, que te disent-elles sinon le néant de tout discours ? « La sobriété heureuse », elle est là, sa réfutation, en quelque sorte, peut-être, mais son essence même plutôt, dans les déchets que nous rejetons chaque jour, et chaque jour un peu plus, sans que rien ne semble en mesure d’enrayer cette accumulation du rejet, du rebut, du rien en devenir, ou de ce à quoi on le voudrait réduire. Mais il reste, le rien, ce résidu, il est là, il demeure, il réside : quand nous, vivants aujourd’hui, nous ne serons plus depuis des siècles, les déchets de notre civilisation nous survivront ; — pas le bâti, non, le dépit de notre débit. Ce qui nous dérange, en réalité, ce n’est pas le rejet excessif, interminable qui se loge au cœur de notre civilisation, l’accumulation par le fond de ses excès, de nos excès à nous tous, toujours plus, non, c’est qu’on le voie, qu’il ne puisse plus passer inaperçu. Tel est le fondement idéaliste de notre excèse nature, les choses, tant que nous ne les percevons pas, les choses n’existent pas. Pour mettre au jour cette vieille et devenue inconsciente métaphysique, instinct de survie détraqué, il faut donc que quelque chose chose se passe, c’est-à-dire : que quelque chose dysfonctionne, puisque le fonctionnement cache, dissimule, voile, sorte du lit tranquille du cours habituel des choses, pour que parvienne de nouveau à notre conscience la réalité des choses telles qu’elles sont. Et c’est maintenant, maintenant que, plutôt que de réagir, il faut penser, penser encore plus. Il n’y a pas de destin ni autre ni ailleurs qu’ici, dans la difficulté à se frayer un chemin entre les monceaux de déchets non ramassées qui s’accumulent, temples de l’infortune de notre ethos consommateur. De l’autre côté du boulevard, au milieu des détritus qui jonchent le trottoir, entre la boutique Alain Afflelou et le Terry’s Café, la France, l’éternelle, deux clochards se hurlent dessus sans qu’ils semblent réellement avoir quelque intention de se battre, combat d’animaux normal, banal, la vraie vie, quoi.
vingt-deux mars deux mille vingt-trois
Pas de rayon de soleil aujourd’hui, — mais de cela faut-il aussi s’en étonner ? Hier au soir, alors que je peinais à trouver le sommeil, j’ai eu l’impression de tomber dans les abîmes infinis du sens : on ne savait pas si le président de la République avait dit « les meutes » ou bien « l’émeute ». À 21:42, nous racontait le journal, il avait dit : « L’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple. » À 22:16, « Les meutes ne l’emportent pas sur les représentants du peuple. » Et, enfin, à 23:50, « L’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple. » Un peu comme si se jouait, avec les aléas de l’homophonie et la profondeur inaudible de la grammaire, les verbes du premier groupe ne faisant pas entendre la différence entre la troisième personne du singulier et la troisième personne du pluriel, quelque chose du destin de la France. Ô sublime langue ! Au-delà de la possibilité d’une confusion intentionnelle, et d’un cynisme fondamentalement banal, il fallait comprendre que le langage n’appartient à personne, qu’il est là pour tout le monde, Jupiter comme les qui ne sont rien, qui signifie inlassablement même quand on préférerait qu’il la ferme. Signifier, signifier toujours plus, signifier sans jamais faillir, mais parfois trahir, c’est ce que le langage fait. Cet antimystère du langage, on le confond souvent avec son contraire, une dimension mystique qui touche à l’ineffable, à ses bornes. Or, de borne, justement, le langage n’en a pas : quoi que l’on fasse, lui dit toujours. Et s’il semble exprimer à nos dépens, c’est que nous ne le comprenons pas, ne l’acceptons pas pour ce qu’il est, à la fois le public même et ce qui touche à notre plus intime. Non que tout soit langage, mais tout passe par le langage. Le langage est le passage obligé de l’humanité. Sa merveille et son drame, si l’on veut dire les choses ainsi. Mais ce midi, alors que le chef de meute ou d’émeute, Dieu seul sait comment désormais il faut l’entendre, alors qu’il parlait pour dire je ne sais quoi, rien probablement, je ne l’ai pas écouté, mais le langage. Il faudrait accepter de se taire, non pour faire silence, mais pour entendre le langage, entendre ce qui pousse à l’expression, ce qui pousse à la signification. Je crois que, au fond, ce qui pousse à l’expression, ce qui pousse à la signification, c’est la vie même. On confond ce phénomène naturel avec la parole, avec le fait de devoir la prendre, de vouloir la prendre, de ne pas vouloir la passer. Or, c’est tout le contraire, pour entendre le langage, il faut avoir le courage de céder la parole. C’est comme avec le pouvoir : qui ne s’en déprend pas, s’y laisse prendre. Et parle pour ne plus rien dire. De toute façon, qui l’écoute ? Pas moi.
vingt et un mars deux mille vingt-trois
Est-il étonnant qu’au moment où je me décide enfin à écrire ce journal un rayon de soleil illumine l’endroit où je suis assis pour écrire ? C’est le printemps, mais ce n’est sans doute pas la vraie raison. Hier au soir, après que l’étrange cortège a passé sous mes fenêtres, j’ai pris quelques photographies de ce que l’on aurait pu voir depuis l’endroit où l’on se serait trouvé si l’on avait été à ma fenêtre à mes côtés. J’ai d’abord pensé : « nihilisme », et c’est vrai que c’en était une forme, mais il y avait autre chose que le terme ne parvenait pas à subsumer. Ensuite, j’ai allumé la télévision pour voir différemment ce qu’il se passait et, voyant ces manifestants qui allaient sans but dans la ville, je ne veux pas m’en cacher, j’ai eu envie de marcher à leurs côtés. Est-ce la raison pour laquelle j’ai écrit à R., ce matin, pour lui parler des phénomènes que j’avais observés ? Peut-être. Ensuite, après avoir lu sa réponse, j’ai écrit un texte sur les questions que soulevaient pour moi cette façon de manifester et qui était aussi une façon pour moi de récapituler tout un ensemble d’idées que j’ai pu avoir (qu’elles soient de moi ou des autres) sur la marche, la rue, la ville, Paris. Et, y pensant à présent, je comprends que ce texte s’intègre dans ce projet Paris que j’ai commencé à élaborer cette année. Tout est cohérent, au fond, le seul problème, ce n’est pas cette cohérence de fond, c’est que, bien souvent, on ne s’en aperçoit pas et, ne s’en apercevant pas, on ne lui laisse pas sa chance, on ne la laisse pas exister, on ne la laisse se développer, faire son œuvre dans le souterrain de l’inconscience où elle continue de vivre sa vie à l’abri de la pensée qui serait susceptible de l’objectiver, de lui donner une matière, une forme, un sens explicite. Est-ce la raison pour laquelle je suis resté là, à ma fenêtre, un certain après le passage du cortège fantôme, hier au soir, alors que, franchement, ça puait dehors et que l’odeur des ordures en train de brûler pénétrait dans la maison ? La seule chose que je sais, c’est que je ne savais pas pourquoi je restais là, mais quelque chose — une sorte de force — m’y poussait, et à regarder comme fasciné cet étrange champ de je ne sais pas quoi, à moins que ce ne fût la préfiguration du désert à venir. C’était le néant — disons que, si l’on pouvait donner une matière et une forme au néant, c’est celles-là qu’il prendrait — et, pourtant, je ne pouvais pas regarder ailleurs, faire autre chose, penser à autre chose. Ce n’était pas beau, c’était captivant. À la télévision aussi, les images de ces cortèges fantômes et les discours qui ne comprenaient rien du tout avaient quelque chose d’incroyable. Quelque chose se passait et personne ne savait dire quoi alors que c’était là, évident, il suffisait de regarder. C’est ce que j’ai essayé de dire dans le texte, avec nombre d’idées qui ne sont pas de moi, mais on ne pense pas tout seul, on n’est jamais le premier à penser, c’est cela penser par soi-même, savoir d’où viennent nos idées et parvenir à les mobiliser afin de se comprendre, soi et le monde. Et puis, Paris. Paris où, comme le disait André Breton, l’histoire se passe.
vingt mars deux mille vingt-trois
Cependant que, comme ils disent, on s’apprête à mettre la France à feu et à sang, de bon matin, je me lève, me mets au travail et puis vais courir, comme si de rien n’était. Est-ce que rien n’est ? Dans un univers parallèle, en partie du moins, oui, ce n’est pas faux de le dire, aussi le dis-je, c’est là que je me trouve tout cela faisant, dans un monde meilleur, en tout cas, cela pour moi ne fait nul doute. Non qu’on exagère — après tout pourquoi le ferait-on ? — ce qu’il se passe ici ou là, mais cela ne dépend pas de moi, je n’ai aucun pouvoir dessus ni dessous, peut-être que la République vit des heures troubles, peut-être que pas, on saura plus tard, dans quelques centaines d’années, mais alors tout ceci que nous avons sous les yeux, tout aura disparu. Que restera-t-il de nous ? Quand on se pose la question, pourvu qu’on l’aborde avec quelque sincérité et sans préjugé ni complaisance, le regard change de perspective, les choses de formes, elles se profilent, rapetissent pour certaines, s’augmentent pour d’autres, rien ne ressemble plus à ce qu’on en voit quand on a le nez collé juste dessus. N’est-ce pas le grand vice, avoir les nez collé juste dessus les choses, de vivre dans une sorte de jour le jour infini, sans cesse recommençant, présent perpétuel comme une peine de prison à perpétuité ? Les choses changent, évidemment que le temps passe, c’est la nature même des choses temporelles, mais par quelle espèce de sortilège incompréhensible serions-nous contraints de nous y soumettre ? Il faut sortir prendre l’air, et pas seulement dehors, mais en l’esprit aussi, aérer les connexions, se faire voir ailleurs. Courant je m’en rends bien compte, je suis complètement hors de forme : l’hiver aura été gras, trop gras, il aurait peut-être fallu amincir tout ce que je pèse, mais je n’en ai pas eu la force, je me suis laissé aller, glisser le long d’une pente un peu trop inclinée à la lourdeur naturelle. Ce n’est pas grave, non, je me tiens debout, mets un pied devant l’autre, ce n’est pas que ce soit grave, non, c’est que mon nombril, qui proémine là où il se dresse en haut de son petit monticule ventripotent, je le vois un peu trop à mon goût. Or, il faudrait qu’il se fasse plus discret, plus modeste, qu’il se méfie, on n’a rien à lui envier, d’autant que, une fois que né, de nombril, on s’en pourrait dispenser.
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