J’ai du mal avec la laideur qu’on m’impose. Est-ce la saison ? Est-ce quelque chose dans l’air ? Est-ce moi ? Peut-être que c’est moi, c’est vrai, j’ai l’impression d’avoir les idées claires et que, à contresens, toute cette laideur ne tend à produire qu’un effet et un seul : les obscurcir. Comme si c’était cela, l’unique cause que défend la laideur : obscurcir les idées. Or moi, voir mes idées obscurcies, je n’en ai pas envie. J’ai envie de garder mes idées claires, et d’éclaircir celles qui ne le sont pas encore, plus avant celles qui ne le sont pas suffisamment. Jeter un jour nouveau. Littéralement. J’écris pour cela. Aussi pour cela. D’où la forme étrange, je le conçois, la forme étrange que prend mon écriture, laquelle ne ressemble pas aux canons de la mode, n’épouse pas les formes auxquelles on accorde grand prix, qu’on acclame à grands cris. Faut-il que je ferme les yeux ? Même les yeux fermés, je puis avoir les idées claires, mais je préfère garder les yeux ouverts. Si on le regarde du bon côté, le monde est beau. Le problème, c’est que, pour espérer voir la vérité, ou quelque chose qui ressemble à l’idée que l’on s’en fait, il faut le regarder de tous les côtés. Et donc, cette indicible laideur ; non qu’elle ne puisse pas être dite, mais que je répugne à la dire. Je n’ai pas la moindre envie de la dire. On pourrait soutenir que c’est mon droit, mais ce n’est pas une question de droit. Plutôt de sens esthétique. Oh, je sais le sort qu’on réserve au sens esthétique, lequel n’est pas une seconde nature, mais le produit d’une classe sociale. La doxa bavarde de qui n’a pas d’idées. (Le livre, je le dis en passant, je ne savais pas où le dire ailleurs que sous la douche, alors je le dis ici, pas mieux que comme ceci, rapidement, le livre de Sally Price, Arts primitifs, regards civilisés, que j’avais commencé à lire il y a quelque temps est tout à fait comme cela, qui repose sur un seul argument : « Bourdieu a dit. » Le nouveau catéchisme. Qui n’aurait pas envie d’être athée ?) Mais c’est tellement simpliste. Et moi, il me semble que je fais tellement d’efforts pour laisser passer la laideur sans rien sentir, sentir le moins possible, ressentir le moins possible, souffrir le moins possible, continuer de vivre ma vie, et continuer de suivre ma piste jusqu’au bout. Le problème avec la laideur, ce n’est pas qu’elle existe, nous n’y pouvons rien, c’est une tendance de l’humanité à laquelle nous ne pouvons pas échapper, ce n’est pas que nous y soyons soumis, c’est qu’elle nous fait dévier, elle nous entraîne là où nous ne voulons pas aller, nous fait sortir de la piste qu’à grand peine nous nous efforçons de tracer pour ne pas nous perdre totalement, pour continuer à avancer, aller quelque part, même si, non, on ne sait pas toujours très bien où c’est ça, quelque part. Et il faut moins lutter contre la laideur que lutter pour poursuivre notre chemin.
quatre juin deux mille vingt-trois
J’envie la mouche qui n’a rien à envier à personne. Elle tourne, elle tourne sous le lustre des heures durant, et rien ne la dérange. Excepté moi. Qui me lève, me munis du dossier de presse du prix des Deux Magots de Nelly comme Novak Djokovic le fait d’une raquette, et mouline, mouline pour la chasser. Elle n’a rien à envier à personne la mouche, et c’est peut-être pour cette raison que je lui en veux personnellement, à elle, que j’ai envie de la chasser. Pour cette raison aussi que, n’arrivant pas à la chasser, j’ai envie de lui faire du mal. Mais est-ce toujours la même mouche ? D’autant plus difficile à dire qu’elles sont deux. Qu’elles tournent, tournent sur elles-mêmes sous le lustre de la chambre à coucher. Tout à l’heure, elles étaient quatre, je me suis muni de ma raquette improvisée et j’ai entrepris de les chasser. L’une d’entre elles a trouvé une cachette bien précaire sur la vitre de la fenêtre où, d’un geste de pure violence, d’un geste parfait, je l’ai écrasée. Elle ne méritait pas cela. C’est peut-être vrai, mais qui mérite quoi ? Dois-je laisser faire ? Dois-je laisser les mouches envahir la chambre à coucher ? Quand je me réveillerai au beau milieu de la nuit, tâchant en vain de reprendre mon souffle, le corps couvert de mouches, les oreilles, le nez, la bouche emplis de mouches, il sera trop tard, je n’aurai plus qu’à attendre et mourir. Dois-je attendre et mourir ? Est-ce cela, mon destin ? Mourir étouffé par des mouches ? Je ne me sens coupable de rien, je ne suis pas rongé par le remord. J’ai des envies, oui, je l’ai dit. J’envie la mouche. Dans certaines limites, du moins. Je n’aimerais pas en effet être victime, comme la mouche, victime de moi, et mourir écrasé sur une vitre. J’envie la mouche, mais sans moi. Autant dire que je n’envie pas la mouche. Car, ce n’est pas la vie de la mouche en tant que mouche que j’envie, j’envie l’idée que je m’en fais, l’idée que, parfois, je voudrais pour ma vie, une vie simple, une vie sans conscience. Une vie de mouche. Or, une vie simple, sans conscience, une vie de mouche, ce serait une vie sans moi, et cela, je ne le veux pas. Je n’envie pas la mouche. C’est peut-être pour cette raison que j’ai envie de la tuer. Elle ne me dérange pas vraiment, mais je n’aime pas sa vie. Je n’aime pas son existence. Qu’est-ce que j’envie ? Quelle vie envie-je ? Hier, après avoir pensé à lui, j’ai vu l’écrivain de gauche à la télé. Je ne l’ai pas regardé longtemps, mais il avait l’air sympa. Il disait des mots comme « Bourdieu », et il avait l’air d’avoir réellement l’impression de dire quelque chose de très important quand, en réalité, il ne faisait qu’exprimer pas très bien des idées qui n’étaient pas de lui. Le succès est-il à ce prix ? me suis-je demandé. Raconter des choses pas originales en prenant l’air d’avoir faire une grande découverte, d’apporter au monde une révélation immense, qui changera pour toujours la vie des gens ? Être un escroc, pour dire les choses ainsi ? Partout des gens connus racontent des choses pas très intéressantes, et on appelle ça, la vie. Quel ennui. Où fuir ? Où trouver refuge ? Comment vivre ? Mouche, me feras-tu une placer sous ton lustre ? Je te le promets, je ne te ferai pas de mal.
trois juin deux mille vingt-trois
Pourquoi est-ce que tous les guides qui passent devant la galerie Vivienne s’entêtent à dire que c’est typically Parisian alors que c’est typiquement surréaliste ou typiquement juif berlinois en exil, mais parisien, pas trop, en fait, Paris les a presque tous détruits, ces passages, ces galeries ? De quoi la ville est-elle faite sinon de ces couches de clichés sédimentées les unes sur les autres et qui, après une certaine période d’accumulation, finissent par donner une image de la ville dont l’industrie peut se satisfaire ? La ville, j’entends par là : toutes les villes. Et notamment celles dont l’activité principale est le tourisme. Je m’assois à la terrasse du Bistrot Vivienne, ouvre le livre de Benoît Vincent, Genove qui, depuis hier, date à laquelle je l’ai reçu, me déçoit, paie trop cher mais sans sourciller, laissant au contraire la monnaie du billet au service, le café et le Perrier que j’ai commandés (9,5 €), et me demande quand on ouvrira enfin des ZST dans Paris, des Zones Sans Touristes, accessibles uniquement sur présentation d’un justificatif de domicile en cours de validité, des zones où il sera strictement interdit de parler anglais et de boire des spritz Apérol, où on pourra enfin ne pas avoir l’impression d’être un animal dans la cage d’un zoo touristique à qui on jette des cacahouètes toxiques, et où on pourra enfin payer le juste prix. L’expulsion des migrants hors de Paris n’obéit à aucun motif humaniste, n’a aucunement pour but d’améliorer la vie des habitants de la capitale, elle ne poursuit qu’un seul et unique objectif, toujours le même : vendre la ville au plus offrant. Logique qui, si on y réfléchit un instant, un instant à peine, c’est suffisant, est la logique universelle : se vendre, tout vendre au plus offrant. Ainsi, l’écrivain de gauche fustigera publiquement et bruyamment tel ou tel méfait du gouvernement, mais ne dira pas un mot sur le plan social de son éditeur qui prévoit de pousser au départ ou de licencier un salarié sur sept environ, soit pas loin de 15% des effectifs, une trentaine d’êtres humains qu’on jette quand on n’en a plus besoin, parce que ça ne rapporte rien. Moi qui me suis fait lourder par l’éditeur en question il y a plusieurs années, je puis en parler d’autant plus librement, mais qui le peut ? Les salariés en dépression, les salariés qu’on humilie, les salariés qu’on harcèle, les salariés qu’on chasse après qu’ils se sont donnés corps et âme pour leur employeur ? Non. Le travail est à repenser, intégralement, parce que c’est essentiellement une violence, un asservissement, une humiliation, une destruction méthodique et rationnelle de la personnalité. Les transfuges de classe n’ont rien à dire à ce sujet, eux aussi, à leur façon, se vantent d’être self-made, la validité du gras contrat signé en dépend. Au fond, qu’est-ce qui ressemble plus à une entreprise de droite qu’une entreprise de gauche ? Tout se vend — la ville, les gens, les œuvres, tout —, c’est la seule façon d’exister. En vérité, autant crever, mais cela, l’écrivain de gauche ne le dira pas. Il préfère se montrer à la télé. Qui peut le lui reprocher ? Assis sur un banc au soleil dans le jardin du palais Royal, dans mon carnet, j’écris des phrases sur la nécessaire absence d’architecture des livres, laquelle architecture écrase les livres qu’elle est supposée construire, élever. C’est la raison pour laquelle le projet du livre sur Paris de Perec s’est écrasé sous son propre poids : qui aurait envie de supporter ça ? C’est la raison pour laquelle, sans doute, le livre de Benoît Vincent me semble faux, tout comme la Marelle de Cortázar m’avait semblé illisible : trop d’artifice, on met l’intelligence là où elle n’a pas lieu d’être, l’intelligence doit être dans la vie même, en vie elle-même. Et puis, sur le sens négatif de la beauté, je note (version corrigée pour ce journal) : Dans le jardin royal, le parfum des fleurs de printemps au début de l’été ne fait rien pour dissimuler l’invasion des touristes dont elles sont victimes, mais te rappelle avec son exacte senteur que, sous chaque parcelle de beauté, t’étourdit son négatif trompeur. Que cela ne t’empêche pas de vivre quand un pigeon pressé te rase la tête d’un peu trop près. Dehors, cependant que je pense avoir achevé d’écrire mon journal, des gens à pied, des gens avec des poussettes, des gens sur des échasses, des gens sur des camions, des gens qui chantent, des gens qui dansent, des gens qui agitent des drapeaux, des hommes, des femmes, des noirs, des blancs, des enfants manifestent pour Jésus.
deux juin deux mille vingt-trois
Hier au soir, avant de m’endormir, j’ai écrit une histoire. Je ne l’ai pas écrite physiquement, ce qui explique le développement qui va suivre, mais j’en ai eu l’idée. Pendant la journée, je m’étais dit qu’il était dommage que je n’écrive plus d’histoires. Bon, c’est vrai que, comme personne ne veut les publier, mes histoires, personne ne les lit, mes histoires, mais ce n’est pas une raison de ne pas trouver pas dommage le fait de ne plus écrire d’histoires. Les gens, après tout. Donc, je me suis dit que ce serait une bonne idée d’écrire des histoires, des histoires brèves, pour le simple et pur plaisir d’écrire des histoires, rien que pour moi, des histoires bizarres ou pas, je ne sais pas, il ne faut préjuger de rien, il ne faut qu’écrire, c’est tout. J’ai eu cette idée, et puis, je n’ai rien écrit. Jusqu’à ce que, dans mon lit, je repense à cette idée et écrive la première histoire de cette collection d’histoires. J’avais même un titre pour cet ensemble. Un titre que j’ai oublié et dont je viens à l’instant de me souvenir, au moment même où je m’apprêtais à écrire que la première histoire de cet ensemble dont j’ai oublié le titre, je l’avais oubliée. Ce matin, au réveil, je me suis souvenu que, la veille au soir, avant de m’endormir, j’avais écrit une histoire, mais pas physiquement, mentalement, histoire que j’avais oubliée depuis lors et que, comme je ne l’ai pas écrite physiquement mais mentalement, je ne peux pas retrouver. J’ai essayé de la retrouver en faisant appel à ma mémoire. Mais, c’est un moment tellement particulier, ce moment entre la veille et le sommeil, qu’il semble échapper au souvenir. De ce moment où j’avais écrit mentalement l’histoire, il ne me restait plus l’histoire, mais seulement le sentiment de plénitude, de bonheur, d’accomplissement complet que procure le fait d’écrire une belle histoire, une bonne histoire, une histoire qu’on aime. L’histoire en question, cela aussi, je m’en souvenais, l’histoire en question était longue d’une phrase à peine. Et cette brièveté n’était pas pour rien dans sa perfection — perfection formelle, mais pas seulement, perfection narrative, perfection tout court, quoi. Je suis allé courir et, en rentrant, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec cette histoire, mais quand même, on va voir pourquoi, j’ai eu envie de pleurer, parce que le monde est vraiment un endroit insupportable où vivre, et alors, au lieu de pleurer, je me suis dit que cette histoire que j’avais oubliée, pour m’en souvenir, il suffisait en réalité de l’écrire. J’ai ouvert un nouveau fichier et j’ai écrit la phrase en laquelle consistait l’histoire. Était-ce celle de la veille ? Je l’ignore et ne puis pas le savoir, mais cela importe sans doute moins que d’avoir écrit cette histoire, de m’être souvenu du titre que je voulais donner à l’ensemble et d’écrire des histoires, quand même personne ne les lirait, parce que personne ne veut publier mes histoires. Ce n’est pas parce que personne n’a envie de publier mes histoires que j’ai eu envie de pleurer mais plutôt à cause de ce que les gens publient au lieu de publier mes histoires. Je venais de lire un extrait du dernier livre d’une de ces écrivaines à la mode, de celles qu’on envoie dans les villas à Rome pour écrire encore plus de livres et faire encore plus d’ateliers d’écriture, et faire de la médiation culturelle, et de l’action auprès des publics, tout ce genre de choses qu’il faut faire pour être un vrai écrivain — et avoir des opinions sur des sujets de société, cela aussi, c’est indispensable pour être un vrai écrivain, s’engager, qui va te donner des sous si tu ne veux pas t’engager pour montrer au monde entier que le bien, c’est bien ? personne, mon vieux, personne —, je venais de lire cet extrait qui était — comment dire ? indiciblement con ? oui, indiciblement con —, je venais de lire cet extrait indiciblement con et, au lieu de pleurer, parce que cela n’en vaut franchement pas la peine de pleurer pour si peu, on pleure un cher disparu, on pleure un amour perdu, mais les mauvais livres, non, on ne les pleure pas, on ne pleure pas les mauvais livres, on les crame, les mauvais livres, et j’ai ouvert un nouveau fichier où j’ai écrit ma petite histoire, j’ai mis tout cepetitla au format que j’aime (Didot 12 points justifié) et j’ai enregistré la chose. Ensuite, cependant que j’étais en train d’écrire mon journal, comme je me suis souvenu du titre que je voulais donner à l’ensemble, je suis retourné au fichier et je l’ai renommé avec le titre dont je venais de me souvenir, titre qui n’est pas particulièrement original, mais qui vaut toujours mieux que ce « Histoires brèves », un peu simplet dont je ne pouvais pas me contenter. Est-ce que quelque chose venait de se passer ? Pour l’histoire de la littérature, probablement pas. Pour moi, eh bien, à vrai dire, je ne sais pas non plus.
premier juin deux mille vingt-trois
Je suis mon propre incendie. Et ne cherche pas à l’éteindre. Je veux qu’il me consume, qu’il consume mon monde, jusqu’à la racine, il faut qu’il n’en reste rien. Brûler la fausse conscience jusqu’à l’essence. Il ne doit rien subsister. Quand tout aura été calciné alors nous pourrons parler. En attendant, mets le feu à la volonté. Arase. Tout est faux. On s’imagine exister, mais il n’en est rien. L’univers fait semblant. C’est sa raison d’être. J’ai trouvé refuge dans un coin pour écrire. Dans la pénombre. Non pas indifférent au cours de l’univers — qui pourrait bien s’offrir un tel luxe ? si nous en avons le désir, il faut se rendre à l’évidence : c’est au-dessus de nos moyens, pour se l’offrir, il faudrait être une sorte de divinité grecque dans un monde qui n’en a plus l’usage, la dette a tout emporté —, mais loin, juste à côté, mais infiniment loin, dans une autre dimension, ou quasi. J’avais commencé à écrire quelque chose et j’étais même parvenu à me persuader que ce n’était pas complètement stupide, qu’il y avait une beauté naïve dans cette idée, mais au bout de quelques phrases, je me suis senti écrasé sous le poids de ma propre bêtise. Et donc, j’ai tout effacé. Et donc, j’ai recommencé. Avec ce désir de tout brûler. Qui n’était pas une métaphore, ou pas tout à fait, plutôt l’expression de la nécessité de mettre fin. Alors pourquoi est-ce que j’ai recommencé ? Pourquoi n’ai-je pas tout simplement laisser tomber ? Alors pourquoi recommencer ? Pourquoi toujours recommencer ? Tu ne comprends pas. Tu crois chercher quelque chose de neuf alors que tu ne fais rien, qu’attendre la dernière nouveauté. Et il y en aura encore une après, et il y en aura toujours une après. Ce n’est pas cela qu’il faut chercher, mais autre chose, qui n’a pas encore existé, qui n’a pas encore vécu. Comment s’y prendre autrement, pour le trouver, qu’à tout brûler ? Dans ma pénombre, le bruit du boulevard me parvient étouffé, sans doute pas assez, je n’ai pas d’usage pour lui. Pour une divinité grecque, oui. Je l’installerais sur mon épaule, et lui dirais : Inspire-moi. Chante, muse. « Chante, muse » : quand on tape ces mots-clefs dans google, le premier résultat qu’on obtient est « Muse chante “Plug In Baby” en live – Vidéo Dailymotion. » Tout une civilisation dans un moteur de recherches.
trente-et-un mai deux mille vingt-trois
Sentiment d’être libéré et que des mois heureux vont enfin s’offrir à moi. Vérité relative, il est vrai, on ne sait jamais ce qu’il peut arriver. Mais je n’ai que faire de ce pessimisme hypothétique, je me sens ouvert au monde, aux possibles, à ce qui n’est pas encore là, à tout ce qu’il peut arriver. Est-ce une façon de parler ? Peut-être, mais qu’y a-t-il, sinon des façons de parler ? Je me fais des réflexions sur ces possibles : dans une situation à venir cet été, la perspective qu’Untel, qui m’a chassé de sa vie comme on le fait avec un vulgaire malpropre et m’a traité avec le plus grand mépris, quels que soient mes torts réels ou supposés, me fasse l’honneur en quelque sorte de m’y laisser revenir me répugne — au plus haut point. Je suis pris d’une sensation physique de dégoût, de répulsion, tout ce que je suis rejette cette perspective parce qu’alors cela signifierait que je ne suis qu’une chose dont on peut disposer. Ce que, tout entier, je me refuse à être. Je ne suis pas une chose, ni pensante ni étendue. Et, dans cette affirmation, il ne faut pas entendre un jeu avec les mots plus ou moins intelligents, mais une authentique déclaration de principe, l’affirmation d’une nouvelle sensibilité : nous ne sommes pas des choses faites d’une chose qui habite dans une autre chose, nous ne sommes pas des choses du tout, on ne peut pas disposer de nous, nous ne sommes pas disponibles, nous sommes des possibilités qui nous actualisons sans nous épuiser, sans épuiser les possibilités que nous sommes, nous sommes des totalités incomplètes, mais irréductibles, incomplètes parce que nous ne serons jamais complètes, nous devenons, nous nous transformons, nous inventons, nous nous inventons, nous faisons l’avenir, nous nous faisons un avenir que personne n’a pensé pour nous. Ce sentiment d’être libéré, je le chéris : il signifie que je me rends le temps disponible dont on me prive (dont on nous prive), et c’est mieux que la conquête de l’espace, c’est la conquête du temps, laquelle est un des enjeux majeurs de l’existence à notre époque : comment occuper notre finitude ? Ce matin, cependant que je courrais, dix kilomètres comme hier, comme demain, comme après-demain, je l’espère, c’est ce que j’ai prévu de faire, je me suis souvenu de cette horrible professeure de mathématiques en deuxième année de classe préparatoire qui me hurlait dessus, et tout le dégoût qu’elle m’inspirait (outre la nullité de ce que je pouvais bien apprendre dans cette classe à domestiquer les esprits, c’est aussi à cause d’elle que j’en suis parti), et tout ce qu’elle exprimait : cette haine que le monde social te destine pour te mater, te conformer à l’idée qu’il se fait de toi, toute la haine que le monde social mobilise pour détruire l’individu. Me souvenant d’elle, j’ai regretté de ne pas l’avoir insultée à cette époque, avant de me dire que non, j’avais fait exactement ce qu’il fallait : foutre le camp. Vivre ma vie. Et Daphné, qui a le trac.
trente mai deux mille vingt-trois
Je ne suis pas encore parti que j’ai déjà la tête ailleurs. D’autant plus loin que le voyage n’est pas prochain. Encore quoi ? deux mois à attendre ? À peu près, oui. Ce n’est pas que je m’ennuie ici ni que je me sente étouffer, ou je ne sais, même si c’est vrai, les touristes sont de retour, partout, je les avais oubliés, ce n’est pas que je n’en puisse plus, non, mais est-il possible de respirer toujours le même air ? Je ne le crois pas. Aussi, ai-je passé quelques heures de la matinée à traduire deux poèmes de Saba. Mal, cela va de soi, mais ce n’est peut-être pas si grave que cela. Quand on pense que certains, omettant la rime, pour Pasolini aussi, passent pour bien traduire, on peut faire n’importe quoi. Ne cédons pas à cette tentation facile, je veux dire : dans l’air du temps. Il est important, pour moi, qu’un voyage, ce soit aussi des livres. À lire, à écrire. Parfois, à vrai dire, j’envie les touristes du monde entier qui viennent se presser ici, à Paris. Si j’étais étranger et que je venais séjourner à Paris, qu’est-ce que je lirais en premier, pour me préparer ? Évidemment, ce n’est pas dans les livres qu’on peut se faire une bonne idée de la cité, d’autant qu’ils sont tous écrits au passé, mais je ne voudrais pas m’en passer. Quels livres, donc, sur Paris ? Je n’en ai aucune idée. C’est une expérience de pensée, histoire de me mettre dans la peau du destinataire, de ne pas tomber dans le piège de la réalité. Il y a une profonde intimité entre l’écriture et la localité. C’est quelque chose que je ne cesse d’explorer et qui ne laisse pas de me fasciner. Je ne cherche pas à en venir à bout, je ne cherche pas à trouver le fin mot de l’énigme. Cela m’importe peu. Ou plutôt, non, disons les choses ainsi : de deux choses l’une, ou bien il n’y a pas d’énigme ou bien il faut l’approfondir. Ainsi, hier au soir, avant de m’endormir, j’ai pensé à mon problème (je bois trop), et je me suis dit : Agis de la même façon que lorsque tu écris, ne cherche pas à résoudre le problème, détruis-le. Il n’y a pas de sens à résoudre un problème (la résolution d’un problème est illusoire, on ne fait jamais que le déplacer, en poser un autre, c’est bon pour les gens qui aiment les problèmes), un problème, ne se résout pas, un problème, ça se détruit. La destruction est la seule solution possible.
vingt-neuf mai deux mille vingt-trois
J’aurais pu ne rien faire d’autre que ça, cliquer sur Ça ne m’intéresse pas. Et, pendant un certain temps, en effet, je n’ai rien fait d’autre que ça, cliquer sur Ça ne m’intéresse pas, encore et encore et encore, sans donner de raison, ça ne m’intéresse pas, c’est tout, parce que c’était la seule activité que je trouvais digne d’intérêt. D’intérêt, tout le reste n’en avait pas. Pourtant, je vois bien, tous ces gens qui font les intéressants, je vois bien que c’est tellement dans l’air du temps, se donner en spectacle, se mettre en avant, mener des combats, défendre des causes, épouser des luttes, faire la promotion de je ne sais quoi, de tout, de n’importe quoi, d’une chose et de son contraire, et puis polémiquer, et ainsi de suite, toujours la même chose, encore et encore, mon dieu, mon dieu, pourquoi l’humanité s’évertue-t-elle à m’infliger ce spectacle navrant et abrutissant ? Est-ce que je ne mérite pas mieux ? (Là, généralement, quelqu’un t’explique que non, ou alors que oui, mais fermez-la, s’il vous plaît, fermez-la.) C’est peut-être pour ça que je clique sur Ça ne m’intéresse pas : parce que même si c’est en vain, je sais que c’est vain, même si je sais aussi que le réservoir des choses qui ne m’intéressent pas est profond comme l’infini, je ne peux pas ne pas, je ne veux pas ne pas, il faut que je, que je quoi ? Que j’existe, j’allais dire. La blague. Qui existe ? Pas moi. Nous n’existons pas, ce n’est pas vrai, nous sommes saturés et, dans cette saturation absolue, nous avons l’impression de trouver notre domaine de définition, alors que nous sommes en vérité dédéfinis par cette masse, nous sommes en vérité désidentifiés par cette masse d’informations, cette masse d’événements, cette masse de paroles prononcées, cette masse qui grossit, qui grossit, qui grossit, grossit. Qui y comprend encore quelque chose ? Personne. Est-ce le but ? Quoi ? Que plus personne ne comprenne plus rien ? Oh, je ne sais pas, je dirais que non. Ne va pas croire, en effet, qu’il y a un dessein à l’origine de ce phénomène de masse, il n’y a personne à l’origine de ce phénomène de masse, pas une intelligence, ça a lieu, c’est comme ça, on ne peut plus rien y faire, on se trouve impuissant face à ce mur qui plonge aussi profond que l’infini, s’élève aussi haut que l’infini, s’étend partout, partout autour de nous, jamais le monde n’a été aussi grand et jamais il n’a été aussi petit : nous sommes la mouche qui tourne au milieu de la pièce, ça n’a pas de sens, mais c’est ce qu’elle fait, jusqu’à s’épuiser, on ne l’entend pas tomber, et pourtant, c’est assourdissant. Ploc. (Onomatopée.) Ça ne m’intéresse pas, non, c’est vrai que ça ne m’intéresse pas. Je n’essaie même pas de le faire savoir pour que, à la place de toute cette immense absence d’intérêt, on me propose enfin des choses dignes d’intérêt, dignes de moi, non, ce n’est pas cela, de choses dignes d’intérêt, je n’en veux pas non plus, je ne veux pas de quelque chose qui m’intéresse, je ne veux pas cliquer sur Ça m’intéresse, non, ça ne m’intéresse pas, du tout, rien ne m’intéresse du tout, je ne veux rien du tout, rien. Je ne veux pas qu’on m’intéresse, je ne veux pas qu’on s’intéresse à moi : tout ce que je veux, je le fais, c’est là, j’écris, même si ce que j’écris ne t’intéresse pas, même si tu n’aimes pas ce que j’écris, ça ne m’intéresse pas, tout ce qui m’intéresse, tout ce dans quoi je me trouve complètement, tout ce dans quoi je me trouve en entier, et non pas sous la forme de morceaux, de bouts, de lambeaux, de fragments, de pièces détachées, de chair mutilée, non, tout ce en quoi je me trouve en tant que tout, en tant que moi sans dimension ni épaisseur ni profondeur ni intériorité ni intimité, c’est écrire. Prends cela comme un manifeste. Ne prends pas cela comme un manifeste. Prends cela comme tu veux. Ne prends pas cela du tout. Fais comme tu veux. Fais comme tu le sens. Ça ne m’intéresse pas. Moi, j’écris.
vingt-huit mai deux mille vingt-trois
Que je sois enclin à penser que rien n’en vaut vraiment la peine, cela ne signifie pas que j’estime dans le même temps que j’aie raison d’être enclin à penser que rien n’en vaut vraiment la peine ; — c’est ce que je pense, voilà tout. Et encore, « je pense », je ne suis pas certain que ce soit l’expression qui convienne : « quelque chose me fait penser que… » serait sans doute une formulation plus exacte tant il me semble que je ne pense pas que p mais que je suis pensé par p, que toute ma vie est pensée par ce sentiment que rien n’en vaut vraiment la peine, que toute ma vie se trouve subsumée là. Je sais toutes les objections que l’on pourrait me faire, c’est moi-même qui me le fais le premier, qu’il y a pire ailleurs, que ce n’est pas si mal, pas si grave, que c’est très petit-bourgeois de se plaindre, si j’étais un écrivain révolutionnaire, je ne me plaindrais pas, je créerais, et puis encore toutes les autres objections auxquelles je ne pense pas en ce moment, auxquelles je n’ai pas envie de penser en ce moment, je sais tout cela, mais tout cela ne change rien, d’autant moins que, quand même je ne suis pas un écrivain révolutionnaire, quand même je ne suis qu’un petit écrivain de troisième ou quatrième ou moindre catégorie encore, je ne cesse pas d’écrire, je continue d’écrire, envers et contre tout, malgré l’indifférence quasi générale. Et je sais aussi que cela, cette indifférence quasi générale dont je parle, j’en ai déjà parlé et que le fait d’en parler ne change rien à l’histoire, c’est sans efficace aucune, cela aussi, je le sais, mais je n’écris pas pour faire plaisir à un public, j’écris pour aller au fond des choses, pour dire la vérité, pour inventer quelque chose qui n’existe pas, me révolutionner, changer quelque chose pour le meilleur. Rien n’en vaut vraiment la peine, c’est le sentiment qui se dégage de l’examen de moi, de la mise à plat de mon existence, comme la projection du globe sur une surface plane, de l’étude de la mappemonde de moi-même, ce que je suis, qui je suis, comment je le suis, ce que cela me fait, qu’est-ce que je puis y faire, et tout ce que tu voudras. Je ne prétends pas être moralement bon, je prétends simplement ne pas mentir, ne pas tricher, je prétends être authentique en une époque où tout le monde me semble s’efforcer de ne l’être pas. Est-ce une explication ? Je ne suis pas certain que ce soit ce que je cherche, une explication, en tout cas, pas une sorte de mécanisme causal, si c’est ce que l’on entend par là, je cherche à faire quelque chose de mieux, quelque chose de meilleur. Pour cela, il faut que je me regarde tel que je suis, sans complaisance, et que je me voie tel que je suis : gras, bête, vaniteux et raté. Sinon, comment pourrais-je devenir quelqu’un d’autre, comment pourrais-je valoir mieux un jour, un jour peut-être, que tous ces gens que je méprise et qui me volent mon monde, comment pourrais-je valoir mieux un jour, un jour peut-être, valoir mieux que moi-même ?
vingt-sept mai deux mille vingt-trois
Que je n’aie pas d’identité, cela ne veut pas dire pour autant que je souffre d’un manque quelconque, d’un défaut, que j’aie quelque chose en moins par rapport aux autres, qu’il y ait en moi quelque vide à remplir. Chaque fois que j’ai essayé d’acquérir une identité, je me suis trouvé confronté à l’inanité de la chose, au non-sens de la chose, à la non-chose de la chose. Même la langue, française, puisque c’est celle qu’il se trouve que je parle, par un hasard plus ou moins grand, ç’aurait pu être une autre, chaque fois que j’ai essayé d’en faire quelque chose comme une identité, ou quelque chose y ressemblant, je me suis trouvé face à une absurdité, comme si j’essayais de conférer une essence à ce qui ne saurait en avoir, non que la langue n’ait pas de consistance, d’histoire, ou que sais-je ? ce n’est pas ce que je veux dire, mais la langue n’est pas un refuge, un abri, pas la bergerie du berger de l’être, la langue est ouverte aux quatre vents, qui soufflent, et fort, que ce soit le mistral, la bora, le sirocco, le foehn, ou tous ceux qui rendent fou. Dans Microcosmes, livre qui s’efforce de cheminer sur la frontière, Claudio Magris fait remarquer que « toute identité comporte aussi quelque chose d’affreux, puisque pour exister elle doit tracer une frontière et repousser celui qui se trouve de l’autre côté. » Pour ma part, j’aurai dit que toute identité comporte d’abord et avant tout quelque chose d’affreux, que l’identité commence par l’exclusion, elle qui puise ses racines dans le sentiment de la différence. Et peut-être y a-t-il quelque chose de fondé dans ce rejet initial de l’autre puisque l’autre, l’inconnu, est susceptible de constituer une menace, un danger, risque d’apporter la mort, mais là n’est pas vraiment la question, me semble-t-il. Alors où est-elle, la question ? Peut-être s’agit-il moins d’une question à laquelle répondre que de ceci : aux définitions, substituer des usages. Les définitions, de manière plus ou moins explicite, plus ou moins assumée, plus ou moins consciente, plus ou moins claire, les définition désignent toujours des essences : « Je suis un x. Et un x, ce n’est pas un y, ni un z, ni… ni… ni… » Le « ni… ni » infini de la définition reconduit toujours le x à son origine tautologique x = x, — tautologique et insignifiante. À vrai dire, que je sois ce que je suis, cela ne signifie pas grand-chose, ne présente pas beaucoup d’intérêt. En y réfléchissant bien, nous sommes tous quelque chose, un x plus ou moins quelconque, et cela ne nous avance pas beaucoup. On peut en être fier, on peut en avoir honte, il n’est pas certain que le premier de ces sentiments vaille mieux que le second. Les usages, c’est différent : ni définis, ni définitifs, ni définitoires, ce sont des laissez-passer, ils n’arrêtent pas mais rendent possible quelque chose. Quelque chose, oui, mais quoi ? Justement, c’est l’inconnu. Les possibles ne sont pas en réserve, en attente d’être actualisés, ils sont toujours devant nous, toujours à venir. Chaque fois que quelqu’un trouve un nouvel usage à quelque chose, il ne réalise pas un possible déjà existant, mais ouvre la voie à tout un ensemble de possibilités qui n’avaient pas encore été envisagées. La langue, ainsi, loin d’être le socle immuable d’une identité, est au contraire l’outil grâce auquel découvrir de nouveaux usages, ouvrir des voies nouvelles, parler de voix nouvelles. Il faut multiplier les langues comme on multiplie les usages, multiplie les perspectives : le monisme de l’identité nous condamne à être toujours ce que nous sommes, c’est-à-dire : jamais que ce que nous sommes, quand les langues nous font devenir chaque fois quelqu’un d’autre, et qui sait ? de meilleur.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.