six octobre deux mille vingt-trois

Comme le livre que j’avais emporté avec moi pour le lire au jardin (Syllogismes de l’amertume), je m’en suis aperçu dès les premières lignes, je l’avais déjà lu (et plus ou moins au même endroit, je m’en souviens à présent ; peut-être suis-je un peu trop logique), assis dans le jardin, à la place, j’ai écrit un poème. Dans le petit carnet au bison noir où je l’ai consigné, je n’ai pas noté les séparations entre les vers, mais je peux les retrouver rien qu’en lisant le poème, qui impose son rythme, preuve que c’est un bon poème, c’est-à-dire : qu’il est bien composé, ce qui ne veut pas dire que c’est un beau poème, c’est-à-dire : qu’il est bien écrit. Le vacarme qui régnait autour de moi, je m’en suis aperçu encore plus clairement en rentrant à pied chez moi, c’était le vacarme de la ville, son mode d’être ordinaire, ce grouillement incessant de gens et de véhicules en tout genre, qui rend sensible, palpable quasi, l’expansion irrésistible de l’humain, son omniprésence. Ce que j’ai ressenti dans le jardin, et dans la rue ensuite, c’est qu’il n’y a plus nulle part de havre de paix et que, sous les apparences pacifiques que prend le monde social dans lequel nous sommes plongés dès le plus jeune âge, il n’y a pas de paix, il n’y a que la guerre sous des formes diverses, plus ou moins explicites, plus ou moins violentes. Le vacarme, le bruit incessant, le rugissement des moteurs, le hurlement des sirènes des ambulances, des sirènes des voitures de police, sont la forme sonore de la guerre sociale permanente. Tant et si bien que ce qui nous caractérise, nous humains postmodernes prétendument épris de pacifisme, c’est la haine de la paix que nous poursuivons de nos rages assourdissantes. Il faut composer avec cela. Doublement, pour ainsi dire, à la manière sainte de John Cage et à celle antiautoritaire d’Adorno. Ce dernier, en effet, décrit bien, au §19. de Minima Moralia, comment la technique, en dispensant l’être humain de maîtriser ses gestes (plus la vie devient automatique et plus on fait n’importe quoi), a imposé le bruit et la violence comme la norme de l’existence. Bien qu’il faudrait citer cet aphorisme dans son intégralité, voici les deux passages qui me semblent les plus saisissants : « La technicisation, écrit Adorno dans « Entrez sans frapper ! », a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d’histoire, qui sont celles des choses. C’est ainsi qu’on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires, il faut les claquer ; d’autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d’entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l’intérieur qui l’accueille. » Et, quelques lignes plus loin, il ajoute : « Dans les mouvements que les machines exigent de ceux qui les font marcher, il y a déjà la brusquerie, l’insistance saccadée et la violence qui caractérisent les brutalités fascistes. » L’antifascisme dont se revendique la nouvelle gauche est absurde parce que c’est notre existence même qui est devenue fasciste. Il ne s’agit donc pas de lutter contre le fascisme, comme si c’était quelque chose d’étranger aux bonnes gens, l’exclusive de réactionnaires arriérés, mais de nous défasciser, tous autant que nous sommes. L’antifascisme n’est pas la lutte contre un autre, radicalement différent, mais la lutte contre nous-mêmes, contre ce que le monde social a fait de nous, contre l’absence de paix, cette paix dont le développement de la société capitaliste (au sens de société dominée par la technique et la marchandise) nous a privée. Il ne sert à rien de lutter contre quelque chose si l’on ne s’est pas soi-même examiné jusqu’à l’os, dépouillé, si l’on n’a pas pris le soin de sculpter sa langue pour qu’elle sache dire quelque chose, loin des tics en toc de l’époque devant lesquels on abdique. Et mon poème ? Le voici, dont le dernier mot pourrait être le premier, l’intitulé :

Quelque chose dans l’air
où flotte mon incompréhension.
Si l’on ne voyait que ce coin de l’univers,
ne pourrait-on croire que tout est parfait ?
Et peut-être, le tout est-il parfait,
qui sait ?
Trois corneilles
sur un à-plat d’herbe fraîche
font la sourde oreille.
Des deux passions de l’humanité
— faire du bruit avec la bouche
ou n’importe quoi
et manger avec les doigts —,
je ne sais laquelle est la plus barbare,
la plus banale non plus.
Je lève les yeux :
les corneilles ont disparu.
Automne.