treize octobre deux mille vingt-trois

Hier au soir, Daphné m’a demandé si je savais ce que voulait dire « Shoah » et comme, sachant qu’elle le savait, je savais que c’était une question rhétorique, je lui ai répondu : « Catastrophe ». Et sa passion pour l’histoire m’a ému, un peu plus que d’habitude peut-être, moi qui ne l’ai jamais eue, parce qu’elle aura sauté une génération, comme Proust dit dans la Recherche que cela se produit quelquefois, de son grand-père qui l’enseignait à elle qui l’aime. Et qui sait ce qu’elle en fera plus tard ? Le mot de « Shoah » n’est pas arrivé par hasard dans la conversation, nous étions en train de parler de quelque chose comme cela, Nelly et moi, et sa passion de l’histoire m’a ému, je crois, parce que le sens de l’histoire, nous qui avons cru que l’histoire était finie, nous fait cruellement défaut. Quand j’emploie ce mot « nous », je m’inclus dedans, évidemment. Et c’est ce que j’ai dit à mon père, au début de cette semaine, au téléphone, quand il m’a fait remarquer que ma pensée avait évolué sur un certain nombre de questions, je lui ai répondu que oui, en effet, c’était vrai, mais que j’avais été élevé dans un monde qui ressemble assez peu au monde réel ou, du moins, à ce que le monde réel est devenu. Dans le monde dans lequel j’ai été élevé, l’histoire était finie, la société marchande avait triomphé, la planète ne formait plus qu’une unité politique homogène acquise au capitalisme et à la démocratie. Et puis, mes parents, tout comme ceux de mon épouse, n’ont même pas pris la peine de nous faire baptiser, les histoires de religion sentant plus la naphtaline que l’encens. Et je conçois moi, à présent, que ce n’est pas tant ce monde qui n’en finit plus de s’effondrer que l’image erronée que les Occidentaux s’étaient faite du monde, un monde qui devait nécessairement leur ressembler. Ce qui s’effondre, sous le coup de toutes les idéologies qui prêchent la haine de l’Occident, c’est une vision du monde, mais le monde tient bon, lui, plus solide même qu’avant, quand la vision du monde qui tombe en ruines à présent donnait de lui une image fluide, liquide. À nos dépens, sans doute, mais après tout, tant pis pour nous, nous sommes en train d’apprendre, nous Occidentaux qui avons cru et croyons exactement le contraire, que l’identité, loin d’être fluide, est solide, solide comme la mort et que Dieu lui-même, loin d’être mort, est plus vivant que jamais. (Et en plus, de dieux, il y en a plusieurs.) Tout à l’heure, sur les réseaux sociaux, j’ai écrit la phrase que voici : « Nous sommes encore trop bien élevés pour ce monde qui est né » et cette phrase, encore que je la tienne pour vraie, cette phrase me consterne, et oui, je ne dois pas chercher à le cacher, je préférerais qu’elle fût fausse, car ce qui s’effondre avec cette vision du monde, que ma phrase exprime en déplorant sa perte, ce sont les siècles d’une civilisation possible, d’une civilisation de la douceur. Qu’on poursuive d’une telle haine la possibilité de la douceur confère au monde une dimension toujours plus invivable. On voudrait se fabriquer un habitacle où se tenir debout, en paix, en paix avec le monde, en paix avec soi-même, et cet habitacle est rasé, réduit en ruines, objet perdu de nos lamentations éperdues. Et tout ce que j’écris en ce moment porte, que je le veuille ou non, je ne peux pas écrire autre chose, je ne peux pas écrire autrement, et j’écris beaucoup, bien plus que ce seul journal ne le laisse présager, tout ce que j’écris porte la marque de cette brûlante déploration, — mon journal, mes carnets, et tout ce que donc j’écris par ailleurs. Dût-il ne rester rien de moi, demeurera au moins cela, paroles résonnant dans le vide, peut-être, mais écrites pour qui voudra bien les lire.