Ce matin, j’allais mieux, mais ce soir, je me sens abattu. Je suis convaincu que je vais mourir d’une maladie ou d’une autre dans les jours ou les semaines qui viennent, conviction dont on pourra aisément estimer la pertinence dans quelques jours ou quelques semaines, voire quelques mois, sinon quelques années ; mais, dans de tels délais, au bout de combien d’années cette conviction cessera-t-elle d’avoir été tout à fait pertinente ? Je me rends bien compte du manque de sérieux de ce que j’écris, quand même, l’événement n’étant pas simplement probable, mais absolument certain, c’est d’ailleurs tout ce qu’il y a d’absolument certain en ce bas monde, une chance ou pas, chacun en décidera pour soi, à force de prédire sa mort, on finit par tomber juste, si je puis employer une expression aussi triviale au sujet de ma mort, qui ne l’est pas tout à fait, du moins de mon point de vue à moi, ce dont je parle ne manque pas de sérieux. Comment se fait-il dès lors que je ne le prenne pas tout à fait au sérieux ? Est-il vrai que je ne le prenne pas tout à fait au sérieux ? Comment savoir ? Attendre le moment de la mort et constater comment l’on meurt ? Il fut un temps où la façon dont on mourrait déterminait le sens de la vie, raison pour laquelle, raconte Platon dans le Phédon, Socrate mit tant de soin, et un peu de cérémonial, à bien mourir. Aujourd’hui qu’on glorifie les morts les plus absurdes (accident de ski, crash d’hélicoptère lors d’un jeu télévisé, noyade en jacuzzi, pour ne citer que celles qui me viennent à l’esprit au moment où j’écris), l’idée même de bien mourir semble absurde, raison pour laquelle on a inventé cette idée abjecte d’euthanasie, qui résout la question technique de la mort, mais ne dit de la vie qui conduit à vouloir la quitter. La laisse intacte, toujours aussi mortelle. Qui s’attacherait à bien disposer de sa mort passerait pour un réactionnaire des plus attardés, du genre à perdre son temps au lieu d’avaler, comme tout le monde le fait, sa pilule. Que pèse l’idée de bien mourir face aux exigences de rentabilité ? Même la mort, jadis mesure, de mesure désormais en termes d’efficacité. Mais pourquoi est-ce que j’écris tout cela ? Cependant que j’écris, je reçois sur mon téléphone portable l’alerte que voici (je cite verbatim) :
Alerte grave
2023-11-1 18:49
ALERTE MÉTÉO
PREFETS DU FINISTERE, DES COTES D’ARMOR ET DE LA MANCHE
Vigilance ROUGE à partir de minuit dans le Finistère, les Côtes-d’Armor et la Manche.
1. Mettez-vous à l’abri en lieu sûr dès à présent
2. Limitez vos déplacements aux seules urgences absolues ;
3. N’empruntez pas les routes inondées ;
4. Écartez-vous des berges, des cours d’eau et du littoral.
Respectez les consignes diffusées à la radio, la télévision et sur les médias sociaux.
SOYEZ PRUDENTS
Ce midi, dans le restaurant où nous avons déjeuné, avec Nelly et Daphné, et où je n’aurais pas dû déjeuner parce que je suis encore plus ennuyé à présent qu’auparavant, la dame qui nous a servis ne cachait pas sa crainte. Elle avait vu, nous a-t-elle dit, l’alerte à la télé, et on parlait de « bombe météorologique ». Et comment n’aurait-elle pas eu peur, en effet, puisqu’une bombe est quelque chose qui explose et donne la mort ? Ne les voit-on pas, partout, à la télévision, qui explosent et qui tuent, les bombes ? Quand j’envisageais la proximité de ma mort, ce n’était pas à une bombe météorologique que je pensais, je l’ai dit à l’instant, mais peut-être que je me trompe, peut-être que mes ennuis ne sont rien et que la météo est tout. Qu’elle décide de nous. Que c’est elle, le destin. Et Socrate, avec sa coupe pleine de ciguë, aurait l’air bien bête, noyé sous les trombes d’eau des vagues submersion. J’ai beau essayer de répondre à la question, je ne comprends pas très bien pourquoi j’écris ce que j’écris. Peut-être que le désordre intérieur qui est le mien et le désordre extérieur de la météo ne font qu’un seul et même désordre, peut-être ne font-ils qu’un seul et même désordre, mon corps et le temps, aussi grand que l’univers. Après tout, s’agit-il jamais d’autre chose dans la vie : survivre à la nuit qui vient en attendant qu’on ne le puisse plus ?