Tempête. Ce soir, j’écris à la chandelle. Avec ce qu’il me reste de batterie dans mon ordinateur, je tape ce journal. Et songe. Toute une civilisation fondée sur la consommation de l’énergie : une fois la source coupée, elle se retrouve paralysée, incapable d’exister, les gens ne peuvent plus se chauffer, ne peuvent plus se nourrir, ne peuvent plus se déplacer, ne peuvent plus travailler, ne peuvent plus se laver. Comment faisait-on pour vivre, il y a quelques décennies à peine ? Même la question semble incompréhensible. Le monde existait-il, il y a quelques décennies ? Ce n’est pas que le fait ait particulièrement besoin d’être révélé, mais le progrès est fragile, c’est une illusion derrière laquelle se dissimulent les nécessités de la vie. On les éloigne, s’efforce de prendre ses distances avec elles, les oublie, mais elles ne cessent pas pour autant d’exister. Rien de ce que l’on cache ne cesse d’exister. Sans plus de batterie, j’eus écrit mon journal à la main, dans tel de mes carnets sans lesquels je ne me déplace jamais, ou alors sur une simple feuille de papier, voire à même les murs, comme les reclus, les détenus. L’écriture devrait-elle s’efforcer d’être insensible au progrès ? Qui succombe aux charmes de la technique s’en fait par là même prisonnier. Ce n’est pas que la technique soit inutile (il vaut mieux avoir chaud que mourir de froid), c’est qu’elle est un voile toujours plus épais derrière lequel on dissimule la réalité. Que mon écriture puisse se passer du progrès ne lui confère aucune supériorité, ce n’est pas ce que je veux dire, mais c’est l’un de ses caractères propres. Et ce caractère, c’est vrai, je le chéris. À cause du vent qui soufflait si fort, cette nuit, j’ai mal dormi. Aujourd’hui, comprenant que nous étions pris au piège (pas d’électricité, routes fermées), après avoir fait un tour dans le village, nous sommes rentrés dans la maison de plus en plus froide, et nous avons lu. Au bout d’une centaine de pages des Émigrants de Sebald, je me suis endormi. Je croyais sans cesse entendre des bruits qui me tiraient de mon sommeil et, quand je me suis éveillé pour de bon, je me suis aperçu que j’avais dormi près de trois heures. Depuis j’ai la tête lourde et rien, ni le temps ni l’absence de cette lumière vive que donne l’électrique, ne semble en mesure de l’alléger. J’écris contre le bon sens, c’est l’impression que j’ai, mais j’en ai la certitude, quoi qu’il arrive, il faut que j’écrive et, quoi qu’il arrive, j’écris. Il est dix-huit heures trente-sept minutes, ce deux novembre de l’an deux mille vingt-trois à Daoulas dans le Finistère, et il fait nuit noire, déjà. Les deux bougies qui m’entourent dans leurs sémaphores improvisés projettent des ombres douces, d’une pâle noirceur, et leur lumière orangée éclaire à peine la pièce. Au mur, une horloge bat la seule mesure de cette journée qui s’achève, tempo lent. Faut-il vraiment qu’il en soit autrement ?