Dans la cour intérieure, l’arbre émet une lumière orange et irise de sa lumière étrange ce petit tour du monde. Sur le chemin du retour, à l’approche de Paris, comme répondant à un appel inaudible pour nous, Daphné avait entrepris de réciter, la couchant par écrit dans son cahier d’abord avant de la dire à haute voix ensuite, la Chanson d’automne de Paul Verlaine qu’elle a choisi d’apprendre pour l’école. Dans l’intention de lui donner une idée de l’intonation possible de ce poème faussement facile, dans l’habitacle du véhicule que Nelly conduit, je lui fait entendre la mélodie que Reynaldo Hahn a composée sur les vers de Verlaine et que, d’une voix chaude et sans feinte fragilité, toute d’une émouvante profondeur, et grave, Tassis Christoyannis chante. Et je me souviens à présent que le premier poème qu’elle a dit de sa vie, c’était un autre poème de Paul Verlaine, l’Heure exquise. Elle avait deux ans environ et j’avais pris pour habitude de le réciter parce que j’avais entendu la mélodie que Reynaldo Hahn avait composée pour lui, mélodie que j’avais trouvée sublime, plus belle encore que celle de Chanson d’automne, encore que le côté abrupt de cette dernière lui donne un relief particulier, et Daphné, simplement m’entendant le lui dire, ce poème, le soir avant de s’endormir, l’avait appris et avait décidé un beau jour, oui, un beau jour, en effet, de me le réciter. Comment penser ensuite que nous n’avons pas de la chance d’être français en France ? Sur la route, d’ailleurs, sans trop savoir ni pourquoi ni comment, une pensée me conduisant à une autre, pensant aux événements qui agitent le monde ces derniers temps, j’en suis venu à me demander comment on pouvait haïr les Français, ou plutôt, je crois que c’est ainsi que je me suis dit les choses, comment peut-on nous détester, nous, Français ? Et le fait qu’on nous déteste, et qu’on nous ait probablement toujours détestés, depuis que nous sommes, ne me semble pas constituer un élément de réponse à la question. Et je sais bien, oui, je le sais, que ce n’est pas le tout de notre existence, mais nos manies — manger, boire, dire de la poésie —, comment seraient-elles haïssables ? Je peux le comprendre — c’est-à-dire : je peux comprendre qu’on n’aime pas la vie, tant de gens n’aiment manifestement pas la vie —, mais je ne peux pas l’admettre ; c’est une compréhension purement intellectuelle, pas sentimentale. Un peu plus tard, disant les vers étranges de Verlaine orange, c’est cela que la voix de Daphné était en train de m’expliquer. Il fallait comprendre comment le vers se brise, comment la rime tombe à la fin du vers qui n’est déjà plus la fin du vers mais le début du prochain et comment la fin du poème n’est pas un arrêt mais un moment de pause dans l’écoulement des choses. Bientôt, le vent emportera une autre feuille et puis une autre feuille et puis une autre feuille jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de feuilles dans l’arbre, exactement comme, bientôt, il n’y aura plus de feuilles dans l’arbre dans la cour intérieure, mais ce temps-là n’est déjà plus le temps du poème, plus le temps de qui regarde les feuilles tomber, mais le temps de qui les ramasse, de qui les fait disparaître. Mais qu’importe ? l’automne reviendra.