vingt-deux novembre deux mille vingt-trois

Délabrement du monde (impression de). Délabrement du monde (impressions du). Là-contre, l’existence même de quelque havre de paix semble une impossibilité dans les termes. Qui a beau s’y trouver tremble, comme tremblent les murs pendant l’explosion, avant de s’effondrer. La hideur n’est pas une expérience en soi, c’est l’arrière-plan sur le seul fond duquel désormais une expérience peut avoir lieu. Toute vision du monde est avant tout une élaboration de soi. Sinon, nul ne voit rien. Et ainsi, ne te crois pas au-dessus du lot : tu n’es jamais rien d’autre qu’une partie du lot, et c’est à partir de cette position-là, égalitaire, embarquée, qu’il est possible de s’en émanciper, de devenir meilleur, aussi. Autrement, on est pareil à la vieille dame de la rue Saint-Jacques qui, passant devant l’immeuble du numéro 326 bis, conçu par Georges Maurios et bâti en 1989, se contenta de dire à son mari : « Comment est-ce qu’on pu construire ça à Paris ? C’est de la merde. » Peut-être. Encore que, peut-être, toujours peut-être, « la merde », dit-elle, ce soit tout le reste, tout ce qui n’est pas pensé, mais simplement posé là, comme ce pourrait l’être n’importe où, comme si c’était n’importe où. C’est vrai que, courant au Luxembourg, quand était-ce ? hier ? oui, c’était hier, et c’est étrange comme hier me semble si loin, déjà, j’avais songé qu’ils étaient beaux, ces grands immeubles sur lesquels s’ouvrait le jardin, à main gauche, quand on tourne le dos au Sénat, longeant le bassin, mais, s’ils étaient beaux, il ne me semblait pas que c’était parce qu’ils étaient anciens, mais parce qu’ils exprimaient une époque, la maintenaient en quelque sorte en vie, malgré la destruction à laquelle le temps soumet tout. Et les voyant, ces immeubles, je pensai à Walter Benjamin parce que toutes ces images, tous ces noms, toutes ces idées sont inscrites dans le corps même de la ville, dans sa chair. Ville vivante, pas musée, pas morte, ce n’est pourtant pas une ville sans idées, c’est aussi l’idée de la ville, sa conception, l’élaboration de soi à laquelle on peut s’y livrer, apprendre à voir, apprendre à sentir, apprendre à penser. Je n’ai rien dit à la vieille dame de la rue Saint-Jacques parce que je n’avais rien à lui dire, mais son espèce d’interjection m’est restée en mémoire, non qu’elle fût en soi mémorable, mais parce qu’elle nous est commune à tous, parce que nous sommes tous soumis à des phénomènes qui heurtent notre sensibilité esthétique et le problème n’est pas que nous exprimions le heurt de notre sensibilité, mais que notre sensibilité devienne telle, informe, que plus rien ne la heurte, que nous soyons victimes d’anesthésie, parce que cette anesthésie dont nous sommes les victimes n’est pas fortuite, mais forcée (comme on force une femme ou un enfant à). De même qu’il faut apprendre à sentir et à penser, il faut apprendre à écouter, s’écouter, attention au monde et attention à soi, donc, sont une seule et même attention. Ce n’est par suite donc pas que le monde soit délabré en soi, c’est qu’on le délabre en délabrant notre sensibilité. Bulldozer qui déblaie le terrain, fait place nette pour construire un monde où personne ne désire vivre et qui, de fait, est invivable. Délabrement du monde (évidence du).