vingt-trois novembre deux mille vingt-trois

Pris par un amour soudain de la vie — pris comme on est pris par l’émotion —, « de la vie », c’est-à-dire : de ma vie, je me suis demandé si ce ne serait pas, par hasard, les endorphines. Après avoir travaillé à mon essai de traduction refusée, le troisième en trois mois, environ, je suis allé courir pendant une heure, en effet, et c’est au retour de cette course que je me suis senti pris par cet amour de ma vie, un amour lucide devant un tableau de ma vie qui faisait voir avec la plus grande des clartés que j’avais de la chance d’être en vie, que j’avais de la chance d’être la personne que je suis. J’ai bien évoqué l’image de la nappe, blanche immaculée, que l’on sort pour une grande occasion, on s’apprête pour cette occasion, cuisine les mets les plus fins, carafe des vins choisis avec soin, avant de constater qu’il y a une tache. Alors, on ne voit plus que cette tache, minuscule pourtant au regard de la superficie de la nappe, mais c’est trop tard, après qu’on l’a vue, la nappe qu’on réserve aux grandes occasions n’est plus qu’une nappe tachée. J’ai bien évoqué cette image, oui, mais je me suis ensuite demandé : Entendu, mais que préfères-tu, que tout soit parfait sauf cette nappe tachée ou que la nappe soit immaculée et le reste, imparfait ? Évidemment, la métaphore par laquelle les gens auxquels je pensais était ramenés à une tache sur la nappe blanche immaculée de ma vie n’était pas la plus charitable qui m’ait jamais traversé l’esprit, mais cette absence de charité, ne pouvais-je pas la mettre, elle aussi, sur le compte des endorphines ? Et pourquoi, si je suis convaincu qu’il va être refusé, pourquoi est-ce que je travaille quand même à mon essai de traduction ? Ne sont-elles pas absurdes, toutes ces activités que l’on sait vouées à l’échec, ne confinent-elles pas au non-sens, ne sont-elles pas profondément imbéciles ? J’ignore comment répondre à ces questions, et si seulement elles ont une réponse. À vrai dire, en cherché-je réellement ? J’ai lu que les endorphines pouvaient procurer du plaisir jusqu’à six heures après la fin de l’effort, en fonction de la durée et de l’intensité de ce dernier. Serais-je donc encore sous l’influence de ces endorphines sécrétées par mon corps ? n’ai-je cessé de me demander tout en écrivant. Hier, j’ai été saisi par la cruauté du narrateur dans les pages qu’il consacre à l’esprit de Mme de Guermantes lors du dîner auquel elle le convie. On sait que c’est au moment où il cesse d’être amoureux de Mme de Guermantes que celle-ci, comme influencée par une sorte de télépathie, commence à s’intéresser à lui. Et cette communication, cette économie de la libido, comme s’il y avait dans l’univers de la Recherche un quantum de libido invariable qui circulait entre ses habitants, mais jamais en proportion égale entre deux personnes liées entre elles par l’amour, en sorte que les amoureux ne le sont jamais en même temps, et ne sont donc jamais heureux, structure tout l’ensemble de l’édifice. Mais cette page, qui fait suite à l’épisode des asperges d’Elstir, est d’une telle méchanceté qu’elle suscite presque de la pitié pour la très supérieure Oriane de Guermantes. Voici ce que Proust (il est question des idées nouvelles de Saint-Loup auxquelles la duchesse demeure imperméable), voici ce que Proust écrit : « Là encore l’esprit de Mme de Guermantes me plaisait justement par ce qu’il excluait (et qui composait précisément la matière de ma propre pensée) et tout ce qu’à cause de cela même il avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu’aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n’ont altérée. Son esprit d’une formation si antérieure au mien, était pour moi l’équivalent de ce que m’avait offert la démarche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m’offrait, domestiquée et soumise par l’amabilité, par le respect envers les valeurs spirituelles, l’énergie et le charme d’une cruelle petite fille de l’aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l’œil aux lapins et, aussi bien qu’elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle avait les mêmes élégances, pas mal d’années auparavant, être la plus brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable de comprendre ce que j’avais cherché en elle — le charme du nom de Guermantes — et le petit peu que j’y avais trouvé, un reste provincial de Guermantes. Nos relations étaient fondées sur un malentendu qui ne pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de s’adresser à la femme relativement supérieure qu’elle croyait être, iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même charme involontaire. Malentendu si naturel et qui existera toujours entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble profondément, tant qu’il n’a pas encore reconnu la nature de ses facultés d’imagination et n’a pas pris son parti des déceptions inévitables qu’il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en voyage et même en amour. » C’est la dynamique même de la Recherche de sans cesse revenir en arrière à l’aune du moment présent tout en étant aiguillée par la fin qu’est le “devenu écrivain”, mais il y a aussi une considérable muflerie de la part du narrateur qui essaie, tout en méprisant l’objet passé de son amour, de gommer le ridicule dont il s’est rendu coupable en épiant chaque matin la duchesse. Cela aussi fait partie de l’économie de la Recherche : chaque étape du moi étant dépassée par la suivante, le moi se reconfigure sans cesse dans son “devenir écrivain” et, si l’on veut bien prendre l’économie de la Recherche au sérieux — et si on ne le fait pas, à quoi bon lire le livre ? —, le moi se dédie moins, se renie moins, s’oublie moins, tous les moments vécus reviennent à la mémoire du narrateur, qu’il ne se métamorphose au gré de ses découvertes, de ses imaginations, des rêveries auxquelles il s’abandonne. Il est frappant, dans ces longues et fascinantes pages du dîner chez les Guermantes, qui pourraient être bavardes, qu’elles ne le soient justement pas parce que le narrateur ne dit presque rien. C’est le même procédé de distanciation qui était déjà à l’œuvre dans l’épisode de la mort de la grand-mère, le narrateur se tenant légèrement en retrait pour que, les yeux écarquillés et les oreilles grand ouvertes, il ne perde pas une miette du spectacle auquel il est en train d’assister. L’espion, comme Saint-Simon, n’est pas dissimulé derrière le col remonté de son imperméable, sous les larges bords de son chapeau, il n’est pas caché derrière une cloison ni ne lorgne pas le petit trou de la serrure, il est dans le monde en même temps qu’il est hors du monde, il est de la coterie en même temps qu’il y est absolument étranger, il est amoureux en même temps qu’il est parfaitement indifférent, il est fasciné, mais surtout par lui-même, par la puissance de ses propres facultés d’observation, son sens des détails, sa capacité d’absorption : il scrute, pastiche, métabolise et réinvente le monde. Bref, il écrit.