vingt-quatre novembre deux mille vingt-trois

Quand je suis tombé au Luxembourg, ce n’était pas à cela que je pensais, mais au bras de ce vieil homme qu’allant dans le sens opposé au sien j’allais bientôt croiser. Je regardais son bras et je me demandais s’il était en train de faire une attaque ou s’il avait fait une attaque ou je ne sais quoi et j’étais tellement absorbé par la contemplation de son bras que je ne faisais plus attention où je mettais les pieds et alors je suis tombé. Par réflexe, je me suis protégé avec les paumes de mes mains  en tendant les paumes de mes mains en avant pour amortir le choc, mais cela ne m’a pas empêché de m’étaler de tout mon long, non, je me suis étalé de tout mon long, et puis je me suis relevé, regardant les paumes de mes mains, voyant que je n’avais rien ou presque, rien qu’un peu de sang qui commençait de couler dans la paume de ma main droite. Je ne suis pas resté longtemps étalé par terre de tout mon long, légèrement de biais, en fait, sur le côté droit, c’est quelque chose contre quoi mon pied gauche a buté qui m’a fait tomber, mais le vieil homme qui venait vers moi aurait tout de même pu s’enquérir de mon état, me suis-je dit ensuite, quand, relevé, je me suis remis à courir, pas tout à fait comme si rien ne venait de se passer, puisque je regardais la paume de ma main et essayais d’activer les fontaines du jardin, mais elles sont coupées, sans doute dans le but d’éviter que l’eau gèle en hiver, pour me rincer les mains et enlever un peu du sang qui coulait dans la paume de ma main droite, il aurait pu s’enquérir de ma santé, oui, mais il ne l’a pas fait, non. Étrange, me suis-je fait remarquer. Continuant de courir, j’ai revu le bras — c’était le droit — le bras droit du vieil homme, et la façon étrange, étrange elle aussi, oui, décidément, tout est de plus en plus étrange dans ce jardin, la façon étrange, dis-je, dont il bougeait le bras et qui a attiré mon attention et tant que cela a causé ma chute. Je courais, je regardais la paume de ma main droite où le sang, déjà, commençait de coaguler, et je pensais au bras droit du vieil homme qui venait vers moi, à la façon étrange qui était la sienne de le remuer, tout à fait, me suis-je fait remarquer alors, tout à fait comme pour attirer mon attention, et il m’a semblé évident que, pendant le court laps de temps qui avait suffi à causer ma chute, fasciné par le bras ce vieil homme et, plus précisément, par la façon qu’il avait de bouger le bras droit pour attirer mon attention sur lui, j’avais été hypnotisé par ce vieil homme. Pourtant, il n’avait l’air de rien, ce vieil homme, non, il avait si peu l’air de quelque chose que, pour tout dire, je ne me souviens même plus de quoi il avait l’air, ni même comment il était habillé. Quand, après avoir repris ma course, je le revoyais en train de bouger le bras pour m’hypnotiser, j’aurais juré qu’il portait un short vert et une sorte de veste polaire verte, plus sombre, dégradées d’olive, mais, quand j’ai croisé un vieil homme, bouclant ma boucle autour du jardin du Luxembourg, vêtu d’un bas de pantalon de sport bleu marine et d’un haut assorti, il m’a semblé que c’était lui. Et, au fond, qu’est-ce qui me prouve que les deux perceptions ne sont pas vraies, toutes les deux, et que les deux hommes ne sont pas lui, tous les deux ? S’il m’a hypnotisé, ne peut-il pas me faire accroire aussi tout ce qu’il veut pour échapper à la justice, qu’elle soit divine ou immanente ou que sais-je ? Aussi, qu’est-ce qui me prouve qu’il est bien vieux ? Qu’est-ce qui me prouve que c’est un homme ? Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas une femme ? Qu’est-ce qui me prouve qu’il existe ? À présent que je songe à cela, je me demande si je n’invente pas tout, si ce n’est pas mon esprit délirant qui fabrique de toutes pièces cette histoire, je me demande si, contrairement à ce que j’ai pensé sur le moment, je ne vais pas mal, en réalité, si je n’ai pas subi un choc à la tête qui m’a profondément perturbé, me faisant imaginer une réalité qui n’existe pas et prendre cette réalité inexistante pour la réalité existante. Qu’est-ce qui me prouve que, à la suite du choc, souffrant d’une violente hémorragie, je ne suis pas mort, en vérité, mort des suites de mes blessures ? Quand je suis tombé au Luxembourg, ce n’était pas à cela que je pensais, non, cela, je n’y pense qu’à présent, mais les poupées assassines dont Daphné m’a parlé, hier au soir, et qui lui faisaient si peur, m’a-t-elle dit en pleurant, la pauvre chérie, parce qu’elles viennent dans la nuit, entre minuit et une heure du matin, pour tuer les personnes qui ont des mauvaises pensées, les poupées assassines dont cette camarade d’école de Daphné lui parle, tous les jours, terrifiant ma pauvre fille adorée, qui n’entend rien à ces histoires horribles, les poupées assassines, qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas ce vieil hypnotiste qui les fabrique ?