vingt-six novembre deux mille vingt-trois

Flâneur, le dimanche. Dire ici, l’émerveillement. Que, oui, Paris m’émerveille. Et je n’ignore pas, non, cette couche épaisse qu’il faut gratter pour espérer faire une expérience à peu près authentique, pas tout à fait fausse, du moins, du monde. Et que nous, qui n’accomplissons plus rien, me suis-je fait remarquer à moi-même, dans la cour carrée du Louvre, qui n’est plus un palais mais un musée, nous nous sentions étrangers à ces accomplissements passés, cela est-il de nature à nous étonner ? Au lieu de faire encore quelque chose, sur le marché unique de la planète, ce sont les incultes innombrables qui viennent nous visiter, on les voit, avec leur mine ahurie, qui se prennent en photographie dans toutes les positions possibles, les plus improbables, surtout. L’autre jour, et ce n’était pas la première fois que je m’interrogeais de la sorte, cependant que je courais au Luxembourg, je m’étais demandé sur combien de milliers de photographies un être humain normalement constitué vivant dans une grande ville comme Paris se trouvait figurer bien malgré lui. C’est une expérience de cette nature qu’il appartient à chacun de nous de faire. Empruntant ensuite la rue Saint-Honoré pour rejoindre les jardins du Palais royal, quand j’ai vu cet homme qui s’exprimait dans un dialecte incompréhensible se retourner sur lui-même pour cracher sans raison apparente sur l’homme qu’il venait de croiser, je me suis demandé quelle part de mon humanité je pouvais bien avoir en commun avec lui. L’homme craché, soit qu’il ne s’en aperçût pas, enfermé qu’il était dans sa bulle de kitsch, soit que, comme nombre d’entre nous, aussi, il n’eût pas le courage de manifester sa désapprobation, de peur de finir décapité, égorgé, massacré, ou je ne sais quoi, ne réagit pas au crachat de l’homme crachant, mais continua son chemin. Moi, j’ai regardé l’homme crachant. J’ai eu l’impression que, voyant que je le regardais, il avait soudain honte d’avoir craché sur l’homme qu’il venait de croiser, mais je n’en suis pas tout à fait certain. J’ai continué mon chemin, traversant les jardins, empruntant les passages, revenant sur mes pas, franchissant les ponts, d’une rive à l’autre, après être passé non loin des jardins où Marcel, dit-il, jouait quand il était enfant. Aujourd’hui, à en juger par le nombre incalculable de voitures qui continuent de passer, même un dimanche, il serait criminel de laisser des enfants jouer là, dans ces espaces qui n’ont de vert que le nom, et encore il jaunit, mais les temps changent, et ce phénomène du changement des temps ne nous étonne même plus. J’ai marché dans Paris, ce matin. Quand je suis sorti de chez moi, vers dix heures du matin, à l’exception de quelques clochards et autres propriétaires de chien en sortie pour les besoins de la chose, et donc de moi, les rues étaient encore presque désertes. Il faisait beau : même si le soleil n’était pas exactement radieux, le temps était agréable, l’air était sec et vivifiant. J’ai marché deux heures dans Paris, les yeux et les oreilles grand ouverts, les pieds légers, attentif à tout ce qu’il se passait autour de moi, que ce soit sublime ou que ce soit hideux, que ce soit délicieux ou que ce soit révoltant, que ce soit agréable ou que ce soit détestable, et je me suis senti si bien, malgré tout ce qui ne peut que déplaire, les gens, les choses, les touristes, les objets, tout, j’étais bien là où je me trouvais. Sans doute pour désépaissir la couche de mensonges qu’il faut supporter pour vivre, j’ai pris des photographies de ce que je voyais, me répétant, après avoir pris chacune d’entre elles, « Flâneur, le dimanche », et les autres jours aussi, j’aimerais, oui. Marcher dans la ville. Humer l’air de la ville. Quand je marche dans Paris, comme aujourd’hui, je ne comprends pas comment j’ai pu détester autant cette ville, avant de la quitter, sans jamais cesser pourtant de marcher dans Paris. À présent, il me semble que, ce que je détestais alors de Paris, ce n’était pas Paris même, mais le sentiment que j’avais d’être humilié, déclassé, méprisé. Aujourd’hui, je sais que la ville n’y était pour rien, qui accueille et détruit indifféremment qui y vient, qui s’y trouve. Mon esprit a changé, je ne suis plus celui que j’étais. Est-ce que j’aime mieux celui que je suis devenu ? C’est étrange car, bien que j’aie encore moins de succès aujourd’hui, je crois que : oui. Il faut embrasser le devenir. Épouser le devenir, me dis-je, ce que je fais, ce me semble, marchant dans Paris comme ce matin. Être dedans, les deux pieds dedans, être dans la vie, sans nulle distance, parcourir, traverser ; parcourir, traverser tels sont les synonymes d’être, en effet.