J’ai bien vu la déception dans son regard. Il était quoi, chauffeur de taxi, chauffeur de VTC, ou peut-être chauffeur de voiture autonome, comment savoir ? et je me suis bien rendu compte que, quand il m’a vu de face, je ne correspondais pas du tout à ce qu’il s’imaginait. Pendant une fraction de seconde, le temps qu’il comprenne qu’il s’était mépris, j’ai vu toute la détresse du monde dans son regard. Il faut dire que les apparences sont trompeuses et que, en effet, de dos, je n’ai pas l’air de ce dont j’ai l’air de face. De dos, je ne sais pas de quoi j’ai l’air, je ne me vois presque jamais de dos, mais je peux supposer, avec mes cheveux longs, que je n’ai pas l’air de l’idée que l’on se fait d’un homme, tandis que, de face, avec ma barbe blanche relativement épaisse, j’ai l’air de l’idée que l’on se fait d’un homme. Est-ce que, pour autant, de dos, j’ai l’air de l’idée que l’on se fait d’une femme ? Eh bien, il me faut croire que oui, puisque, l’autre jour (l’ai-je ou non consigné par écrit ici ? je ne m’en souviens plus), l’autre jour, à la boulangerie, la dame derrière moi m’avait désigné à la boulangère comme « la dame avant moi », elle qui me voyait de dos, ce que la boulangère, elle qui me voyait de face, ne pouvait pas comprendre parce que, elle, ce qu’elle voyait, c’était un monsieur qui avait déjà passé sa commande. On comprend donc que le mateur, le cul sur son fauteuil de chauffeur, soit bien dépité en constatant que ses sens l’ont trompé, à moins bien sûr que, au fond de lui, encore qu’il n’ose l’avouer à sa conscience, il soit attiré par les personnes qui ont l’air de femme quand on les voit de dos et d’homme quand on les voit de face. Moi, si j’étais lui, en tout cas, je comprendrais qu’on puisse être attiré par moi, mais je ne suis que moi, alors je ne sais pas. Aussi, pour éviter ce genre de mésaventures à mes contemporains, ai-je songé à me raser la barbe. Quand j’ai eu cette idée, je me suis dit qu’elle était bonne et puis, dans un éclair de lucidité, je me suis rendu compte qu’elle ne résolvait en rien le problème. Pour résoudre le problème, il faudrait que je me coupasse les cheveux, à ras, par exemple, mais cela, bien que j’aie affirmé le contraire il y a quelque temps (cela, je me souviens parfaitement de l’avoir consigné par écrit), cela, je n’en ai plus la moindre envie. Je veux jouir encore de mes cheveux longs, aussi longtemps que possible, tant qu’ils ne sont pas trop gris. Sommes-nous donc condamnés à l’ambiguïté ? J’ai trouvé ambiguës, en effet, les pages qui composent le premier chapitre de Sodome et Gomorrhe de Proust, ambiguë, cette théorie des hommes-femmes, évidemment au sens propre, la notion même d’homme-femme est ambiguë, mais ambiguë surtout au sens où je ne sais pas très bien où Proust a voulu en venir, ambiguë d’autant plus que l’expression « comme les Juifs » revient deux fois, si je ne m’abuse, sous la plume de Proust, ce qui rend encore plus complexe l’exposé de la prétendue théorie de Proust, ou du narrateur, à dire le vrai, on ne sait pas, cette théorie, de qui elle est. En sorte que je serais bien en peine de dire, comme certains critiques, « voilà ce que Proust a voulu dire sur le sujet ». Le « corps d’homme » où Galatée est enfermée rend un son contemporain, peut-être bien, oui, mais le dualisme d’où cette notion procède rend au contraire un son très ancien, presque obsolète, au regard de la sophistication descriptive dont Proust fait preuve par ailleurs. Est-ce que le dualisme est phénoménal (les apparences), ontologique (l’être) ou social (les conventions) ? Lors de la soirée chez la princesse de Guermantes, où le prince chasse Swann, non parce qu’il est juif mais parce qu’il exprime des opinions dreyfusardes, ce que le duc reproche à Swann, vocalisant ainsi l’opinion du prince, c’est-à-dire de tout le clan des Guermantes, ce n’est pas de se tromper sur la question de la culpabilité de Dreyfus (il insiste sur ce point : « coupable ou non »), mais d’avoir des opinions qui ne correspondent pas à son milieu : Swann, dit le duc, n’aurait jamais rencontré Dreyfus, et donc, que ce dernier soit coupable ou non, il ne peut pas prendre sa défense. La vérité ontologique, pour ainsi dire, est indifférente : tout ce qui compte, c’est la vérité sociale, laquelle commande à la vérité phénoménale, pour continuer à ainsi dire, la vérité phénoménale, c’est-à-dire : les opinions professées, les apparences. Au fond d’elle, la duchesse pense peut-être que Dreyfus est innocent, mais cela n’a aucune espèce d’importance, et il ne lui viendrait même pas à l’idée de recevoir quelqu’un qui professe l’innocence de Dreyfus. Il y a un partage des réalités total qui tisse l’univers de la Recherche : les noms et les choses, les croyances et les faits, les rêveries et les personnes, les lois sociales et la vérité, etc., tout est en conflit permanent, rien n’est stable. De sorte que l’idée même d’une femme dans un corps d’homme semble presque trop simpliste, et la précision apportée par deux fois que ces hommes-femmes sont « comme les Juifs », « comme les Juifs autour de Dreyfus », Proust va-t-il même jusqu’à écrire, donne une idée plus complexe, plus riche, moins monotone, de ce dont il est question. Dans le regard du chauffeur, ai-je vu toutes ces questions défiler pendant la fraction de seconde qu’il lui a fallu pour parvenir à la conscience de son dépit ? Je ne le sais. A-t-on le temps de penser quand on est chauffeur de taxi, de voiture autonome ou de VTC ?