trois décembre deux mille vingt-trois

« Il neige ! », s’exclame l’enfant après que je lui ai dit : « Daphné, regarde par la fenêtre… » parce que, dehors, il neigeait. Langage. Quelques instants après, sans même que je ressente la plus petite forme d’étonnement du monde, j’apprendrai que, la veille au soir, un homme a tué un autre homme après avoir crié : « Dieu est le plus grand ! ». Langage. Que la réalité soit suffisamment grande pour contenir tous ces langages, ce n’est pas le genre de réflexions qui devraient nous occuper : le langage n’est rien, il n’a pas de nature, il n’a pas d’essence, il est tout entier dans ce que nous en faisons, l’usage, — ou bien opinion, formule rituelle pour justifier le meurtre que l’on s’apprête à commettre, et fausse conscience, ou bien description, patience, et amour. Avant de parler, voudrions-nous dire, il faut se dépouiller de toute croyance, de toute opinion, de tout savoir, mais qui pourrait nous entendre ? Regardant la neige tomber, je dis : « Tout est calme quand tombe la neige. Et tout est doux. » Mais qui regarde la neige tomber ? Si bien que parler semble si vain. Et comment n’en serait-il pas ainsi puisque tout est fait pour nous déposséder du langage, nous en interdire l’accès, confisquer tout usage ? Au lieu de répondre à la question, laquelle n’a peut-être pas de réponse, je sors me promener dans les rues froides et quasi désertes de Paris. Même s’il ne neige plus, tout est calme. On dirait la population absente. Pourtant, de temps à autre, on voit bien un banc de touristes qui se déplacent, mais ils sont presque invisibles pour qui a appris à regarder au-delà d’eux. Dans la rue, je ne pense pas à ce que j’ai écrit avant de sortir, je flâne, modifiant mon itinéraire au gré des moments, des rues que je traverse. Je prends des photographies de ce que je vois aussi. Elles me semblent belles, mais peut-être ne le sont-elles pas. Notre malheur, peut-on être enclin à songer, est que nous ne puissions pas être sans langage. Et tout désir de la mort serait alors la tentative pour échapper au langage. Ôter la vie, s’ôter la vie ; — vains expédients, en réalité, pour excéder le langage. Que nous puissions concevoir l’impossibilité d’être sans langage comme un malheur n’est-ce pas, au contraire, l’expression de la haine de soi, profonde comme la mort, profonde comme le désir de la mort, qui nous habite ? Je cherche le mot juste, la phrase juste, avec patience. Tant de mal est fait quand on ne prend pas le temps de bien parler, quand le langage, dans une fausse transparence, n’est plus que moyen en vue de la fin de réduire qui pourrait désirer parler au silence. « Il neige ! » Et quand, un peu plus tard, il ne neige plus, ce souvenir de l’enfant émerveillé demeure le plus profond.