Il ne faut pas que j’aie peur du noir. Quand même il serait tout autour de moi, et en moi, au plus profond de moi, il ne faut pas que le noir me perturbe. Je ne suis pas tenu de surmonter le noir. Il faut que j’apprenne à connaître le noir. Il faut que j’apprenne à me reconnaître dans le noir. Le noir n’est pas mon ennemi, même si le noir me fait peur. Le noir existe, rien de plus. Tout est si sombre dans le noir, on pourrait se perdre dans le noir, disparaître dans le noir, ne plus jamais trouver son chemin, ne plus jamais sortir du noir, devenir un morceau du noir, ténébreusement soi-même. Et moi-même, je suis le noir, mon propre noir, ma propre pénombre, ce n’est pas une part de moi, le noir, non, c’est moi tout entier. Le noir, c’est moi. Et il ne faut pas que j’aie peur de moi, non, je ne suis pas mon ennemi, non, j’existe, c’est tout. Que j’existe, certains jours, oui, c’est si pénible de l’admettre, c’est si lourd, exister. Comment ne le serait-ce pas ? Comment nous tiendrions-nous, autrement, les deux pieds sur terre, fût-elle, cette terre, le néant ? Et cette terre est le néant, oui. Et je ne dois pas avoir peur du néant. Le néant est tout au fond de moi. Quand je m’ausculte, jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle, oui, c’est ce que je vois, un grand trou où le regard se perd, l’abîme, dirait-on, mais ne serait-ce pas encore quelque chose, le trou, l’abîme, moins que cela, encore, essaierait-on de le concevoir, on n’y parviendrait pas, et pourtant, c’est là, oui, tout au fond de moi, et tout autour de moi, comme le sang sur les trottoirs peint le monde d’une certaine couleur, le noir dans mon cœur lui donne aussi la sienne, et tout est là, noir de ma peine rouge de mon sang. J’ai peur du rouge, mais je ne dois pas avoir peur du rouge. Je ne dois pas avoir peur de la mort. Je ne dois pas devancer la mort par la pensée que j’en pourrais avoir, l’idée que j’en pourrais concevoir. Tout existe, tout est vrai, mais rien de tout ce qui existe, rien de tout ce qui est vrai n’est suffisant. Ni l’existence ni la vérité ne m’engloutissent, et la mort, qui va venir, m’inquiète, mais elle ne doit pas prendre possession de mes pensées, elle ne doit pas m’occuper. Que mon existence ne soit pas libre, cette vérité de la borne ne doit pas pour autant me limiter. Je ne dois pas être confondu par le sang sur les trottoirs ni le noir dans mon cœur. Je ne dois pas m’abandonner aux lamentations sur mon sort. De tous, le sort est le même, unique. Tel que je suis, là, moi, peut-être bien suis-je tout ce qui existe, et tout cela n’est rien. Et tout cela passera. Et tout cela passe déjà. Et tout, quand même il ne faudrait pas que cela passe, quand même je ne voudrais pas que cela passe, tout, comme tout cela va passer, je ne dois en concevoir nulle inquiétude, nul ressentiment, nulle haine ni peine, ni rien. Tout est égal à rien. Et moi, pas plus que toi, il faut que nous n’ayons peur du noir. Soudain, quelque chose m’appelle à l’autre bout de l’appartement ; c’est la sonnerie de la machine à laver le linge qui annonce la fin du cycle et de ma méditation. Ne te l’avais-je pas dit, que tout est égal à rien ?