Tout est si fragile. La vérité, c’est que nous ne pesons rien, n’avons de valeur qu’infime, et que tout ce en quoi nous mettons notre foi, cela non plus ne pèse presque rien, il suffit d’un détail, quasi rien, exactement, pour tout mettre à bas, besoin ni de tempête ni de drame ni d’attentat ni de grande coulée de boue ni de catastrophe climatique ni d’éruption volcanique ni de raz de marée ni de raid aérien ni de guerre nucléaire, besoin de rien, c’est tout, en vérité. La vérité de ce rien, je la poursuis, ces derniers jours, mettant une sorte de point d’honneur à de ne pas faire de montagnes et à ne parvenir pas, me semble-t-il, à m’en empêcher. L’idée de la période qui vient m’angoisse, c’est vrai, mais non en raison de ce qui va avoir lieu, non, en raison de ce qui ne va pas avoir lieu, mais non à cause de la présence des présents, non, à cause de l’absence des absents, mais non par l’existence des pleins, non, par la manifestations des vides, mais non du fait des quelques choses, non, du fait des riens. Tous les riens que j’accumule. J’essaie de ne pas songer à la perspective, mais évidement, c’est impossible : c’est tous les ans la même chose, c’est tout le temps, la même chose. Est-ce bien vrai, cependant, quoiqu’on le dise ? Ce cyclisme du temps n’est-il pas une illusion, n’est-il pas fallacieux, ne trouve-t-il pas sa cause en notre seule habitude, n’est-il pas sans rapport aucun avec une quelconque réalité ? Nous croyons que les choses sont ainsi, qu’elles l’ont toujours été, qu’elles le seront toujours, que la saison revient, et l’occasion avec elle, mais c’est faux. La vie n’a lieu qu’une fois. Et chaque événement de la vie, et chaque moment de la vie, tout cela n’a lieu qu’une fois, tout n’a lieu qu’une fois. Tout est unique. La ressemblance ne fait pas l’identité. De choses identiques, il n’y en eut sans doute jamais qu’au royaume des abstractions mathématiques. L’identité n’existe pas. Et surtout pas de soi à soi. Ainsi, passons-nous notre temps à chercher quelque chose qui n’existe pas, à essayer de devenir une personne qui n’est pas, ne fut jamais, ne sera jamais. Nous déduisons de la similitude de notre comportement, l’exactitude de notre être. Comme si ce geste que je fais en ce moment que j’écris était le même que celui que je faisais, l’an dernier, à la même époque, jour pour jour à la même époque, comme si l’an prochain, il le serait encore. Sera-t-il seulement, l’an prochain ? Un entendement capable de descendre dans l’infini du détail le plus infime, faisons cette fiction, ne verrait-il pas des différences partout, partout où nous nous entêtons à voir des similitudes ? Et si nous n’étions si myopes, si nous n’avions ces quelques traces mémorielles auxquelles nous nous arrimons comme à un radeau de fortune, et si aucune de nos supposées connaissances, nous voyant, ne nous reconnaissait plus, nous ne croirions pas que nous sommes un, mais que nous ne sommes personne. Or, toutes ces connaissances, ces reconnaissances, ces souvenances, ne se noient-elles pas dans la plus petit goutte de doute ? Même les fantômes n’existent pas. Qui pourraient vouloir revenir dans un monde qui n’est plus le même, n’est jamais le même ? En existe-t-il un autre, où tout est plus stable, où tout est plus solide ? S’il existait, nous n’aurions pas inventé les mathématiques, nous aurions émigré. Mais la fragilité du monde n’est pas un dogme, ce n’est pas non plus l’espèce de progrès qu’on croit accomplir quand, se croyant malin, on s’exclame dans un éclair de génie chevalin : « La fragilité est une force ! ». Paradoxe du pauvre, comme toute la philosophie benête du développement personnel, il se heurte à la résolument porte close : S’il n’y a personne, qui peut-on bien développer ?