sept décembre deux mille vingt-trois

Que faire sinon dormir ? Ce n’est pas que je désire ne pas exister, c’est que l’existence fait tellement de bruit et pour si peu de résultat ; n’est-ce pas désarmant ? On voudrait dire quelque chose en réponse, mais la voix est recouverte par le vacarme que fait le monde. Parce que c’est le seul mot que j’ignore — « Urbicande » — dans ceux que S. me dit que lui évoque le conte que j’ai écrit hier, « Rivages sceptiques », je lis le premier tome des Cités obscures de Schuiten et Peeters. Et parce que c’est à des années-lumière de ce que j’ai l’habitude de lire (je ne porte de jugement ni sur moi-même ni sur le genre littéraire en le disant, je ne fais que décrire les choses telles qu’elles sont, c’est amplement suffisant : je ne lis pas de bande dessinée), tout en étant très proche par certains aspects — l’architecture, les villes, les références assumées à Verne, Kafka, Benjamin, Calvino, Borges, Bioy —, cette lecture a un effet bénéfique sur moi. Elle m’oblige à abandonner mon programme, que, de toute façon, je crois, je n’ai pas l’énergie de mener à bien en ce moment, et aussi à me confronter à une autre technique de narration. Dans l’Archiviste, notamment, la structure du récit, où alternent les pages en noir et blanc aux dessins sombres et stricts en surplomb des textes et de pleines pages de dessins en couleurs, fait varier les points de vue sur l’histoire narrée. En retour, le lecteur ne sait jamais très bien où il se trouve. Architecture labyrinthique qui fait que l’on ne sait pas toujours très bien dans quel monde on se trouve, où dans ce monde on se trouve, ni dans quelle strate de la narration (récit, commentaire, mise en perspective, etc.), ce qui est vrai, ce qui est fiction. C’est une forme qui se prête bien au rêve, à la rêverie, quand on s’endort après avoir lu plusieurs pages, on passe sans solution de continuité de la veille au sommeil, on emporte avec soi dans le sommeil les images que l’on vues dans la veille, les mots résonnent comme s’ils ne faisaient pas de différence entre des états qui semblent différents (veille, sommeil). À tel point que l’on peut se demander si ces états sont réellement si différents qu’on le suppose habituellement. J’entends : on voit bien, on sent bien la différence entre le sommeil et la veille, dans un cas, on dort, dans l’autre, on ne dort pas, mais il n’y a me semble-t-il qu’une différence apparente. Au fond, ce sont les mêmes processus qui ont lieu. Et, peut-être, la psychanalyse, en ayant fait du rêve un contenu à interpréter comme s’il avait été vécu par un autre, a-t-elle renforcé la frontière entre les deux états comme s’ils étaient étrangers l’un à l’autre, alors qu’ils sont fondamentalement de même nature. Qui, écrivant un conte, n’a jamais eu la sensation d’être comme dans un rêve ? Inversement, qui, rêvant, n’a jamais eu la sensation que c’était la réalité, réalité de laquelle, au réveil, il était tiré ? Qu’on puisse transporter des images, des phrases, des fantasmes d’un état à l’autre, n’est-ce pas la preuve que ce ne sont pas deux états opposés, mais complémentaires ? La littérature — et il n’est pas nécessaire qu’elle soit fantastique, la Recherche de Proust est comme un grand rêve, tout comme les innombrables fragments de Benjamin —, la littérature est marquée par cette unité souterraine du rêve et de la veille, unité souterraine qui est l’éveil.