Toutes mes pensées, je ne les consigne pas ou, s’il m’arrive de le faire par erreur, par mégarde, je n’hésite pas à les effacer, les condamnant à un nécessaire oubli. Si j’écris, je ne veux pas que se tutoient le bavardage sociologique et les confessions intimes ; — ce journal est un journal par sa quotidienneté, et non par le débraillé égotique auquel ce genre donne lieu quand, précisément, il se fait genre et non discipline, ascèse. Je me souviens que j’avais été horrifié, un jour, en ouvrant au hasard un volume du journal de Philippe Murray dans une librairie, par les notations portant sur des grains de sable pris dans la vulve d’une femme peut-être un peu trop jeune. Horrifié non en raison de la partie de l’anatomie où se trouvaient logés les grains de sable en question, mais par la fascination malsaine que cette vision paraissait exercer sur l’auteur, et surtout parce que l’ensemble semblait faire de la question : « Mais comment peut-on écrire des choses pareilles ? » — écrire et publier, aurais-je dû préciser à mon attention d’alors — un mystère trop grand pour le piètre style de l’auteur. « Comment ? », question posée non donc pas par pudeur puritaine, mais sorte de réaction à l’avilissement de l’écriture : que le sujet qui dit « je » s’avilisse, après tout, c’est son problème, mais qu’il abaisse l’écriture à ce degré d’avilissement, voilà qui me semble inacceptable. Une telle morale de l’écriture sera sans doute incompréhensible à une époque qui se régale de tout dans une boulimie salace, et cela n’aura rien d’étonnant : la guerre, les pâtes, le viol ou le football, on ne voit pas très bien la différence, tout se confond dans une soupe épaisse qu’on peine même à nommer en propre. Dans nos sociétés marchandes, rien ne doit entraver l’expression du moi, l’idée que chacun se fait de son droit l’exige. Les pensées sont des marchandises comme les autres et on ne se sait jamais, peut-être, au milieu du fumier, se trouve-t-il de l’or. Comment se fait-il qu’on n’en découvre pas, alors ? C’est le même mystère que j’évoquais ci-dessus, trop grand pour l’époque qui ne connaît plus le délai : on nous enjoint de jouir, et c’est cela même qui nous rend triste à l’infini. La marchandise étant devenue absolue — étant devenu l’absolu ? —, le moi ne jouit plus seulement d’objets, il jouit du moi-même. Or, l’évidence que la distinction entre le sujet et l’objet est nulle (parce tout peut être tour à tour objet et sujet et même une seule et même chose) ne nous révèle rien. La fascination qu’exercent sur nous des pouvoirs dont nous savons que nous ne saurons qu’en faire nous épuise. Tous nos verbes sont intransitifs.