dix décembre deux mille vingt-trois

Que « la “marquise” » ne m’ait pas cru quand je lui ai dit : « Oh, je jette un œil,  c’est tout, merci… », mais qu’elle m’ait regardé d’un air suspicieux, comment aurais-je pu le lui reprocher ? Moi, à sa place, en effet, n’eussé-je pas réagi de même ? Peut-être aurais-je dû lui expliquer — j’ai sincèrement songé à le faire, mais mes pieds m’avaient déjà emporté loin d’elle — lui expliquer pourquoi j’étais en train de jeter un oeil à l’intérieur, sans rien demander à personne, mais je me suis dit que ce serait trop fastidieux, beaucoup trop fastidieux, que j’allais me perdre en considérations plus ou moins compréhensibles, et que nous ne serions guère plus avancés après qu’avant. À vrai dire, « la “marquise” » tenait plutôt du « marquis ». Entretemps, elle était devenue un homme noir qui balayait les feuilles mortes qui s’étaient accumulées sur le sol devant l’entrée de ce « petit pavillon ancien, grillagé de vert ». Je me suis demandé si les « 2 euros » demandés pour faire « ses petits besoins » constituaient une somme nettement supérieure à celle dont il fallait s’acquitter, vers la fin du XIXe siècle, quand la grand-mère du narrateur y eut son attaque ou si, peu ou prou, c’était du même ordre de grandeur, mais comment aurais-je pu répondre à une telle question ? Je ne sais pas. Pour répondre, il eut fallu que j’interrogeasse à la fois l’homme noir avec son balais et la “marquise” de l’époque, éventuellement que je convoquasse aussi le fantôme de Roland Barthes qui, peu après ma naissance, évoqua pour France Culture, au micro de Jean Montalbetti, le Paris de Marcel Proust, ce serait intéressant de le savoir, j’aimerais  bien le savoir, mais qui pourrait me le dire ? Les témoins sont morts, les savants aussi, ne demeurent parmi les vivants que des individus que l’histoire a atomisés, qui sont sans plus nul lien autre que de pures marchandises avec le lieu où ils travaillent, le lieu où ils vivent, la vie qu’ils mènent ; à qui parler ? Si j’avais interrogé l’homme noir au balais, m’eut-il répondu comme la « marquise » du Côté de Guermantes : « Et pourquoi que je me retirerais, monsieur ? Voulez-vous me dire où je serais mieux qu’ici, où j’aurais plus mes aises et tout le confortable ? Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction ; c’est ce que j’appelle mon petit Paris : mes clients me tiennent au courant de ce qui se passe. Tenez, monsieur, il y en a un qui est sorti il n’y a pas plus de cinq minutes, c’est un magistrat tout ce qu’il y a de plus haut placé. Eh bien ! monsieur », s’écria-t-elle avec ardeur, comme prête à soutenir cette assertion par la violence si l’agent de l’autorité avait fait mine d’en contester l’exactitude, « depuis huit ans, vous m’entendez bien, tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l’autre, ne salissant jamais rien, il reste plus d’une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins. Un seul jour il n’est pas venu. Sur le moment je ne m’en suis pas aperçue, mais le soir tout d’un coup je me suis dit : “Tiens, mais ce monsieur n’est pas venu, il est peut-être mort.” Ça m’a fait quelque chose parce que je m’attache quand le monde est bien. Aussi j’ai été bien contente quand je l’ai revu le lendemain, je lui ai dit : “Monsieur, il ne vous était rien arrivé hier ?” Alors il m’a dit comme ça qu’il ne lui était rien arrivé à lui, que c’était sa femme qui était morte, et qu’il avait été si retourné qu’il n’avait pas pu venir. Il avait l’air triste assurément, vous comprenez, des gens qui étaient mariés depuis vingt-cinq ans, mais il avait l’air content tout de même de revenir. On sentait qu’il avait été tout dérangé dans ses petites habitudes. J’ai tâché de le remonter, je lui ai dit : “Il ne faut pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera une petite distraction.” » À qui parler ? Tout seul dans ma tête, j’ai l’impression de soliloquer, allant et venant. « Allée Marcel Proust », c’est une idée un peu simplette que d’avoir baptisé ainsi ce petit arpent de terre et de graviers entouré de pelouse que les barrières des travaux en vue des prochains Jeux Olympiques et de jours meilleurs défigurent avec obstination. Il aurait fallu un nom fictif, comme le Combray qu’on a accolé à Illiers, quelque chose comme « les Allées Gilberte », par exemple, ou, je ne sais pas, moi, « le pavillon de la “marquise” », exactement comme cela, avec les guillemets, voilà qui eut été mieux senti, n’est-ce pas ? Mais qui sent encore quelque chose ? Point de déploration ; — si c’était mieux avant, à vrai, dire, peu me chaut. Quand, au micro donc de Jean Montalbetti, Roland Barthes déambulait dans ces mêmes allées, moi j’étais à peine né, et la voix de l’intellectuel, timbrée des souvenirs du sanatorium, des effluves de tabac et de l’adiposité bourgeoise, ne me séduit pas ; grande intelligence, grande culture, me dis-je, mais d’affinités, pas. Parfois, je me dis : « Ton expérience est nouvelle, à nulle autre pareille, Jérôme, tu parles, certes, mais, encore que tu ne te tiennes pas au seuil extérieur de la vieillesse, ce ne sont plus que fantômes à qui tu t’adresses », mais ai-je raison ? Et, que j’aie raison ou non, quelle importance cela a-t-il ? Paroles fantômes, voilà tout.