quatorze décembre deux mille vingt-trois

Marcher dans Paris et prendre des photographies de ce que je vois quand je marche pourrait-ce me suffire ? La question écrite semble être une réponse. Mais que pose-t-elle ? Je viens de passer un long moment, comme cela m’arrive de temps à autre, à regarder des photographies de l’immeuble où je vis, celles ineptes et imprécises que la machine prend en passant depuis le boulevard. Et, à un certain moment, je me suis demandé si je pourrais désenfouir les émotions qui se trouvent là, dans ces images impersonnelles et inesthétiques d’un lieu comme il y en a tant dans Paris, dire l’histoire que ces émotions qui apparaissent à la surface de ces images racontent : quelqu’un vient vivre ici, se marie, y a un enfant, s’en va, revient. Tout au long de cette banalité des événements, se manifeste l’ambiguïté d’être quelque part, la complexité des sentiments qui nous attachent à un endroit, l’image que nous nous faisons des lieux où nous allons, que nous traversons chaque jour, façades, recoins, rues transversales, impasses, l’histoire. Je peux emprunter des centaines de fois le même trajet et c’est toujours la même chose et ce n’est jamais la même chose. Ville-plan, ville-labyrinthe, ville-spirale, peut-être que la meilleure façon de dire les émotions enfouies dans les images de la ville, que ces images soient les captures insignifiantes de la machine, les photographies que je prends en flânant, les souvenirs qui se déposent dans ma mémoire, c’est de laisser la ville parler à travers moi, de ne pas chercher à révéler quoi que ce soit de la ville, d’y être, d’y aller, et de laisser s’opérer les transformations en soi. Paris, est-ce comme le bateau de Thésée : si l’on changeait tout serait-elle Paris ? Dans le livre qu’il a consacré à son invention, Éric Hazan écrit : « Contrairement à une idée répandue, la véritable éradication du Moyen Âge à Paris n’a pas été menée à son terme par Haussmann et Napoléon III, mais par Malraux et Pompidou, et l’œuvre emblématique de cette disparition définitive n’est pas Le Cygne de Baudelaire mais plutôt Les Choses de Perec. » Peut-être, en effet. Mais cette vérité de Paris, au fond, chaque génération ne l’établit-elle pas pour son propre compte ? Qui sait si, dans cinquante ans, tel intellectuel ne fera pas à son tour une remarque du même ordre sur Emmanuel Macron et ses Jeux Olympiques ? Paris se construit tout autant par de nouveaux murs que le souvenir des anciens. Et la nostalgie qu’ils évoquent, y compris à qui ne les a pas connus. Paris est plus profonde qu’elle n’est vaste ou haute : ville-plan, ville-labyrinthe, ville-spirale, c’est aussi une ville-sédiment, il faut prendre la mesure des strates qui la composent, lesquelles ne sont pas seulement celles qui remontent aux temps immémoriaux, mais ont trait à l’immédiateté même, au pur présent du temps qui passe. Pour écrire, comme j’ai froid depuis des heures, je me suis réfugié à “mon bureau” (c’est ainsi qu’il m’arrive d’appeler le lit quand je m’y installe, dans l’après-midi, non pour y dormir, mais pour y lire, y écrire) et, après l’avoir pliée sur elle-même pour donner forme à une espèce de traversin, j’enroule une couverture autour de mon cou, la faisant remonter au-dessus des oreilles qu’elle protège de même ainsi. Enveloppé de la sorte, il me semble que je suis protégé du froid et du vacarme de la circulation, sirènes des véhicules officiels qui transportent d’un point névralgique à l’autre de la ville politique les ersatz du potentat.