Composant dans le contexte d’une expérience spirituelle commune qui lui préexiste et dans laquelle il s’inscrit pleinement, Bach, n’ayant pas besoin de trouver les mots pour toucher, puisqu’ils sont dans les Évangiles, a toute liberté d’inventer. Et combien sont différentes les paroles de la chanson de John Lennon, Imagine ; ce dernier, pour tenter de constituer une expérience spirituelle commune, fut condamné à la pacotille, comme tout le monde désormais, à la camelote des bons sentiments qui sont le plus petit dénominateur commun de l’Occident. Il ne peut plus y avoir de grand art parce qu’il n’y a plus d’expérience commune ; la fragmentation de l’expérience, sa déchéance en d’innombrables expériences communautaires ne donnera plus lieu qu’à des œuvres partielles, lacunaires, fautives, qui n’englobent pas la vie sur terre, mais la découpent en petits morceaux que chacun ingère en fonction de ses goûts personnels. En optant pour la solution du plus petit dénominateur commun, la chanson ne dépasse pas cette fragmentation, elle en prend acte et gribouille là-dessus quelque chose de si insignifiant que qui croit pouvoir s’y retrouver s’en retourne toujours avec le même sentiment de déception, de délabrement, d’infinie déréliction. Ce matin, écoutant le jeune musicien qui, à la radio, expliquait que, pour lui, il n’y avait pas de différence entre Bach et les Beatles, je me suis fait ces réflexions. Et, en effet, dans l’infinie déréliction où nous sommes tombés, peut-être n’y a-t-il pas de différence. Pas de différence, c’est-à-dire : que nous n’avons plus les outils sentimentaux, conceptuels, esthétiques pour faire des différences de cette nature, elles n’ont pas de sens pour nous. Aussi, si parfaite soit-elle sur le plan technique, l’exécution n’a aucun sens. Car, au fond, possédés par l’illimitation apparente de la machine, nous ne comprenons plus que les prouesses techniques (plus vite, plus fort, plus grand, plus nombreux, etc.). Même l’ascèse, le fantasme d’une pauvreté sublime (la sobriété), obéit au même régime logique de la prouesse, de l’exploit, du record. En neutralisant le langage (obsession du neutre), loin de parler à tout le monde de tout le monde pour tout le monde, on entre dans un stade de mutacisme : certes, nous faisons toujours des expériences, mais nous sommes coupés d’elles, coupés de nous-mêmes, et nous sommes incapables de la moindre parole pertinente. Tout tombe à plat, tout sonne creux, tout semble hors-sujet, sans objet. Il n’y a pas de retour en arrière. Combien de temps faut-il pour faire une expérience commune ? Est-elle seulement encore possible ? Après tout, rien ne dit qu’elle doive s’imposer avec la force de la nécessité dans l’histoire. Peut-être que ce que nous vivons aujourd’hui constitue le régime historique du temps (notre temps et le temps à venir). Peut-être n’y a-t-il plus que cela à vivre ; parmi les ruines sur lesquelles on ne peut plus rien bâtir, ne demeure qu’une expérience déchirée.