Reiner Stach, Franz Kafka

Les éditions du Cherche-Midi font paraître la traduction du premier tome d’une monumentale biographie de Franz Kafka, écrite par l’éditeur et essayiste allemand Reiner Stach, dont la publication en français s’achèvera en 2024, année du centenaire de la mort de Kafka. Cette année verra aussi la sortie d’une série télévisée consacrée à la vie de l’écrivain pragois, écrite par Daniel Kehlmann, produite par David Schalko et adaptée de l’ouvrage de Stach.
Admirablement traduit par Régis Quatresous, qui a aussi retraduit toutes les citations de Kafka, ce qui donne une grande cohérence à l’ensemble en le rendant très lisible, le premier volet de cette trilogie biographique est un rare moment de lecture. À la fois prodigieusement documenté, entièrement pénétré de l’œuvre littéraire du fonctionnaire pragois, foncièrement modeste et scrupuleux, s’efforçant de démêler les fils complexes d’une existence ténue et d’une psyché abyssale, ce Kafka s’avère un modèle du genre. L’auteur circule dans l’histoire avec une facilité de nature à guider le lecteur sans le perdre ni l’épuiser, toujours suivant cette crête étique qui sépare l’anecdotique du profond, le banal du mystique, le trivial du transcendant. Qui s’aventure dans les méandres de la vie de ce Kafka redécouvert voyage ainsi loin des clichés éculés auxquels le XXe siècle aura réduit l’écrivain et, malgré la maigreur des faits en présence desquels il se trouve, gagne une image nouvelle de tout ce pan de la littérature — fantastique et existentielle — qui s’est ouvert avec Kafka. De sa découverte du théâtre yiddish — si importante pour le devenir de son œuvre — à son premier recueil, Contemplation, de l’Amérique jamais achevée à la Métamorphose et aux commencements du Procès en passant par le Verdict, le Temps des décisions de Reiner Stach donne envie de relire tout Kafka avec ce regard neuf, presque converti, que rendent possible les grands ouvrages.
Quand on demande à Reiner Stach, de passage à Paris, ce qu’il voudrait que l’on retienne de Kafka après avoir lu sa biographie, il répond sans hésitation : « Que ce n’était pas un alien. » Qu’il n’était pas l’étranger au monde que la mythologie littéraire et philosophique du XXe siècle s’est complue à faire valoir et imposer. « La plupart des gens pensent que c’était un alien, ajoute Stach. Mais c’était un être humain qui souffrait des mêmes conflits que nous ; c’est sa façon de les aborder qui était différente. Il abordait ses conflits et ses dépressions par le médium de l’art. Pour leur donner une certaine forme. Se réapproprier une part de sa conscience de soi. Ne plus être une victime de ses problèmes, de ses échecs. »
Et c’est vrai que, presque cent ans après sa mort, « la légende » — comme dit Stach — de l’écrivain replié sur lui-même, indifférent aux drames de son époque, concentré sur sa seule psyché et ses névroses, colle encore à la peau de Kafka et domine l’esprit de ses lecteurs. L’antisémitisme ? Kafka n’y aurait jamais eu affaire. Les affres de la Première Guerre mondiale ? Bruit lointain dont il se serait désintéressé. Mais « c’est une vision très naïve », rétorque Stach. Concernant l’antisémitisme, l’auteur en apportera la preuve dans le volume consacré aux jeunes années, Kafka a assisté à des pogroms dans son adolescence. Et quant à la guerre, comment s’imaginer que lui qui, par ses fonctions dans les assurances qui le mettaient en présence de sa réalité non censurée, avait affaire aux innombrables mutilés, à tous les traumatisés qu’on traitait à grands coups d’électrochocs, n’ait pas intériorisé cette violence, ne l’ait pas liée aux objets de ses obsessions ? Lui qui, comme le rappelle Stach, pense essentiellement par images, qu’il développe plus ou moins en fragments, récits, romans, comment supposer que cette violence brute ait pu glisser sur lui sans laisser de traces ? D’où pourrait bien venir, par exemple, cette terrifiante Colonie pénitentiaire, écrite en 1914, où l’horreur est peinte sans distance, sans humour, dans la crudité à vif d’une chair mutilée ? Pour Stach, même si ce n’est pas toujours évident, l’écriture de Kafka a été affectée par la guerre : « Il a perdu le goût d’inventer. Il s’est mis de plus en plus à écrire des proses courtes, des paraboles, des réflexions. Les aphorismes qu’il a écrits plus tard, à Zürau, en sont la continuation. »
Mais alors pourquoi une biographie d’une telle ampleur n’avait-elle pas encore été écrite ? Kafka ferait-il peur ? « Oui, mais pas seulement Kafka, répond Stach, c’est tout le contexte social qui était très complexe. Il faut se documenter sur l’histoire des Juifs, l’histoire des Tchèques, leur héritage, leur culture. Le confit entre les communautés est à la source de l’antisémitisme à Prague. »
Avant de se lancer dans cette biographie, Stach était coureur de marathon. Et lui-même voit son travail comme un marathon qui a duré pas moins de dix-huit ans : « J’écrivais une page par jour. Plus ou moins. Le lendemain, je la lisais à voix haute et le lendemain encore pour parvenir à une sorte de synthèse qui me convenait. » D’ailleurs, Stach s’est tellement pénétré de l’univers de Kafka que, quand on l’interroge, il fait parler ses sujets comme s’ils étaient présents, comme s’il s’était tellement mis dans leur peau qu’il avait la faculté de les faire revivre, de leur rendre une parole qu’ils ont perdue depuis longtemps.
Grâce à un long travail de recherches sur le terrain, qui l’aura amené aux États-Unis et en Suisse, Stach a découvert l’histoire de Felice Bauer (« Nous ne savions rien d’elle », commente Stach), la première fiancée de Kafka, que ce dernier ne comprit jamais totalement alors qu’elle était comme lui, clivée, prisonnière à l’intérieur de sa famille et aspirant à la liberté du dehors. Forte, indépendante, occupant des fonctions rares pour une femme de l’époque, qui lui permettait de voyager seule, aimant la vie urbaine que lui offre Berlin, et le tango, elle fut prise au piège d’une famille qu’aujourd’hui on dirait volontiers dysfonctionnelle. Ce qui explique peut-être en partie l’échec de leur relation amoureuse. Elle rencontre Kafka à Prague, chez les Brod. Ils ne se voient qu’une fois, sans même se plaire. C’est par correspondance qu’ils vont s’aimer, se perdre, se retrouver, se fiancer, se séparer. Kafka ne s’en rend pas compte, mais Felice est comme lui, coupée en deux, entre sa vie extérieure, professionnelle, et sa vie intérieure, familiale. Un des grands mérites de Stach est de nous rendre vivante, dans toute son intégrité et sa richesse, cette femme qui joua un rôle si décisif dans la vie et le développement psychologique de Kafka.
Mais au fait, ce Kafka, en tant qu’écrivain, comment réussit-il encore nous toucher ? Reiner Stach : « Kafka aborde des sujets existentiels et interculturels, des problèmes universels. Par exemple, dans Le Château, une communauté et un étranger se font face. Et cet étranger veut faire partie de la communauté. Au début, elle le rejette : “Non, tu n’es pas né ici, nous n’avons pas besoin d’étrangers.” Et veut le repousser. Mais le personnage de K. essaie constamment d’y accéder. Et puis, quelque chose d’étrange se produit : l’étranger et la communauté changent tous deux à cause de ce conflit. »
C’est sa manière d’aborder l’existence qui rend Kafka si singulier. Quand il est tombé malade, au lieu de se concentrer sur sa guérison, il s’est interrogé sur sa maladie. Quand on lui disait de se donner toutes les chances de guérir, « Kafka, nous raconte Stach, répondait : “Non, ma tâche est de comprendre cette tuberculose, avant tout. Pourquoi moi ? Pourquoi moi ?” Personne ne comprenait cette façon de penser. On se disait que c’était une sorte de suicide, ce qu’il faisait, d’aller même jusqu’à plaisanter sur la tuberculose. Il n’acceptait pas que ce ne soit qu’une catastrophe. Il voulait comprendre : “Pourquoi la tuberculose fait-elle partie de moi, partie de mon destin ? Fait-elle partie de mon destin ? Est-elle moi ? Et pourquoi moi ?” Il voulait intégrer cette catastrophe dans sa vie. Il avait un courage que nous n’avons pas. » Même si, comme le rappelle Stach, la confrontation avec le père est intervenue bien tard : « Les choses se seraient tellement mieux passées si Kafka était parti de chez ses parents dix ans plutôt, bien sûr. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Ce serait la première question que je lui poserais s’il était de nouveau parmi nous. »

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Reiner Stach, Kafka, le temps des décisions. 960 pages, 29,50 euros. Le Cherche-Midi, 2023.
Article paru dans les pages livres du Temps.