De la théorie des futurs ratés qui défilent si vite qu’elle semble infinie, que retiendrai-je ? Une image, peut-être : l’énorme chibre très brun de cet homme inconnu à la pissotière de l’aire d’autoroute. (Drôle d’endroit pour une rencontre.) Il faut dire qu’il en semble fier, qui l’exhibe en faisant son affaire d’au-delà les paravents censés dissimuler les uns aux autres les organes génitaux des voyageurs en train de se soulager. Étrange pudeur, ne vous semble-t-il pas : quelle intimité peut-il bien y avoir en de tels lieux où les enfants jouent dans les flaques, et les vieux sont alignés l’appendice appréhendé ? Mais ce n’est pas à cette théorie que je pense, pas même à celle des voitures le long de l’autoroute entre les aires, des humains, la transhumance saisonnière, d’un pôle à l’autre de la France (entre ses pôles d’attraction, on le sait, comme tous les pays du monde, la France n’est rien — qu’un désert), ni même à celle de l’absence de mes idées (mon esprit est un trou béant), non, mais aux choses qui se succèdent, innombrables échecs de l’avenir, comme si tous les pires des possibles allaient sans cesse s’actualiser, devenir réalités, donner sa forme commune à la réalité. Plus contingents, les futurs, non, ratés, tout bonnement. Et peut-être est-ce cela, le progrès : la marche en avant du pire, du laid, du désastre. Pourquoi faudrait-il que les lendemains chantassent — et juste, de surcroît ? Quelquefois, comme à la dérobée, entre les balafres qui courent tout le long de la joue du monde, quelque chose saillit qui émerveille, un instant à peine, le temps d’y penser, c’est déjà loin derrière. Et dire que le monde, à centre-trente kilomètres à l’heure, ne va plus assez vite pour personne. On voudrait voyager à la vitesse de la lumière pour que le trajet s’aveugle et que, entre le point de départ et le point d’arrivée, on ne s’aperçoive de rien. Du fait de leur raté, des futurs, il n’y a rien à voir, que cette bite trop grosse (comique, si elle n’était pas graveleuse) pour tenir entre des paravents blancs clinique qui dissimulent mal les urinoirs couleur idem de cette aire d’autoroute, si grosse la bite, même, qu’elle n’a plus rien d’obscène, finit par n’être plus rien qu’un bout de chair molle, brunâtrement vaine, et où l’on se gardera bien surtout de voir le symbole de quoi que ce soit. Je ferme les yeux et je revois cela. Et je me vois, moi aussi, encore que ce soit impossible, physiquement, grimaçant à la vue du vit, mais pas à cause de sa taille, non, à l’idée d’être là, de partager cet espace-là avec ces êtres-là, d’être simplement là. J’ai pensé à quelque chose au sujet de l’être, aussi. Qu’est-ce que c’était déjà ? Tout est ; et, donc, être, ce n’est rien. Mais sur le moment, au volant, cela m’avait l’air plus intelligent.