Provence. Marché quinze kilomètres dans les collines aux alentours de Cotignac. Le soleil était doux, l’air enfin respirable, où je n’entendais rien que mes acouphènes tintinnabuler. Dans mon sac, entre autres choses, j’avais emporté deux carnets et un stylo, mais je n’ai rien écrit ni dessiné du tout, je me suis contenté d’être là, de marcher, et de prendre de temps à autre une photographie de ce qui se trouvait là aussi, et que je voyais, et que je trouvais beau. Tout en marchant, je me suis demandé d’où venait notre idée de la perfection, d’un monde sans défaut, pour ainsi dire, comme s’il était possible d’obtenir quelque chose de mieux que ça, (et par « ça », j’entendais la civilisation humaine qu’ont produite des millions d’années d’évolution) : pourquoi faudrait-il que nous puissions parvenir à quelque chose de meilleur ? D’où vient cet étrange exigence morale ? Qu’est-ce qui nous prouve que le meilleur des mondes possibles ne s’est pas déjà trouvé sur terre, il y a quelques siècles, combien de siècles ? je ne sais pas, ce n’est pas vraiment la question, c’est une expérience de pensée que je fais, que donc le meilleur des mondes possibles s’est déjà trouvé sur terre, mais que nos ancêtres ne l’ont tout simplement pas aimé, soit qu’ils se soient dit qu’ils pouvaient faire mieux, soit qu’ils se soient dit que non, franchement, la perfection, c’est insupportable, et si on saccageait tout cela, en inventant des choses nouvelles ? Et comme il est illusoire de jamais revenir en arrière, c’est trop tard, le meilleur des mondes possibles non seulement n’est pas pour nous mais il n’est pour personne. Et, me suis-je encore demandé, et si nous arrêtions de penser que nous pouvons améliorer les choses, que nous pouvons devenir meilleurs, ne nous porterions-nous pas infiniment mieux ? Non pour nous imaginer que nous sommes parfaits tels que nous sommes — par quel miracle, en effet, le serions-nous ? —, mais parce qu’il n’y rien de meilleur en soi, le meilleur est un optimum, une sorte d’équilibre des forces en présence, on n’améliore pas la condition des uns sans dégrader la condition des autres (c’était peu ou prou la conviction de Leibniz), en sorte que toute action en vue du meilleur est nécessairement vouée à l’échec et qu’il est urgent de ne plus rien faire du tout pour rendre le meilleur, mais au contraire s’abstenir de tout. Et marcher dans la forêt sans but autre que marcher dans la forêt (ce n’est plus du tout la conviction de Leibniz que j’évoque à présent, ce n’est même pas une conviction du tout). Non pas ne plus rien faire, donc, mais ne plus rien faire pour, ne plus rien faire en vue de, que chaque acte soit à lui-même sa propre fin, que chaque œuvre soit autotélique, que chaque accomplissement n’accomplisse rien d’autre que lui-même, que chaque phrase soit elle-même la phrase terminale. Et détruire toute intention d’au-delà, faire taire tous les messages, annuler toutes les causes. Éclipser et exaucer.