En route vers Paris mais loin encore, ce matin, j’ai eu l’idée d’une histoire à raconter. J’avais des visions très précises de scènes que je voulais décrire, plutôt que de choses que je voulais dire, même si, élaborer les visions des scènes, cela revenait à dire quelque chose, des personnages prenaient forme dans des lieux qui se déterminaient en fonction des lieux que j’avais sous les yeux au moment où j’inventais cette histoire, des paysages dans le brouillard, de certains lieux que j’avais vus dans ma vie, et de certains lieux que j’avais lus dans les livres ou vus dans des films, tout cela s’entrecroisant avec spontanéité, j’avais même l’idée d’une première phrase, d’un premier chapitre et puis d’un deuxième, d’une sorte de proto-squelette, me demandant s’il ne faudrait pas que je dresse un plan clair pour bâtir la chose dans son ensemble, sans savoir quelle taille serait la sienne de cet ensemble, mais, alors que je ne pouvais pas écrire l’histoire que j’étais en train de raconter en pensée puisque je me trouvais à bord d’une voiture où cela m’était impossible, je n’ai pas paniqué, je me suis dit : Laissons, si c’est une bonne histoire, le motif t’en reviendra et, si ce n’est qu’une rêverie, tant pis, elle est belle, c’est l’essentiel, n’est-ce pas ? Est-ce ou n’est-ce pas ? je ne le sais pas. Je ne sais pas ce que c’est que l’essentiel. Le brouillard qui, par endroits, se dissipait sur l’autoroute (question de température, de circulation de l’air, j’imagine), s’accrochait fort au pays autour, et cela, m’a-t-il semblé, c’était le signe de quelque chose, cela avait un sens propre, lequel n’avait pas besoin d’une histoire pour s’exprimer, il suffisait de se trouver là, à ces moments-là, dans ces endroits-là, pour le comprendre, ce sens, mais l’histoire aurait pu le sauver. Mais pourquoi, alors, me suis-je dit que ce ne serait pas si grave d’oublier cette histoire (note que je ne la raconte pas ici, cette histoire, pour ne pas nuire à la possibilité de son oubli, intégral, la maintenir intacte, saine et sauve) ? Est-ce que je ne crois pas (plus ?) aux pouvoirs de la littérature ? Un peu plus tard, sur l’aire d’autoroute où nous nous sommes arrêtés pour déjeuner, Nelly, voyant les livres qui étaient disposés là pour être vendus, a fait remarquer que, si on en disposait d’autres (de meilleurs, voulait-elle dire), on aurait des chances de vendre de la bonne littérature. Ce qui est vrai. Mais impossible : la bonne littérature est illisible, tout étant fait pour empêcher les gens de lire des bons livres au profit de ces pâtés indigestes qu’on trouve partout à la surface de la terre, la littérature s’étant faite tout entière à l’image du monde social dans lequel nous vivons, rien ne l’en sépare plus désormais, plus personne ne croit à des choses aussi imbéciles que « l’art pour l’art », par exemple, tout étant fait pour quelque chose, dans le but de quelque chose, pour gagner, imposer quelque chose. Mais ce n’est pas la raison, ce n’est pas parce que je crois ou ne crois pas en quelque chose, alors pourquoi ? L’autre nuit, je m’en souviens, j’ai été envahi par cette certitude : 2024 va être une bonne année, ce qui, à en juger par l’état du monde (pas social, mondial, du monde mondial) est une absurdité, mais c’était ce que je pensais, ce que je ressentais, ce qui m’est venu, comme cela, sans motif ni raison objective, un instinct. Durant la semaine qui vient de s’écouler, d’ailleurs, je n’ai pas ouvert un livre. Et peut-être, oui, peut-être que tout est lié.