Invasion du langage, invasion de notre langage par un langage autre. Invasion du langage parasité, recouvert, enfoui sous des couches de significations autres que celles que nous parlons, celles que nous voulons parler. Alors, progressivement, le langage en vient à appartenir à quelqu’un (ce quelqu’un n’est pas forcément un, unique, mais il tend à la concentration, à l’unité) qui, à la place des mots que nous avons sur le bout de la langue et dont nous voudrions connaître la signification — n’est-ce pas pour cela, aussi, que nous parlions, jadis, afin de connaître le sens de ce que nous voulons dire ? —, dispose des marchandises, lesquelles, bientôt, sont tout ce que nous avons à la bouche. Qui n’a jamais fait l’expérience, cherchant un mot dont il ignore la signification sur Google, de se voir enseveli sous une masse qui semble infinie de contenus marchands sans aucun rapport, ou bien seulement des rapports très lointains, avec ce qu’il cherchait à savoir ? Ainsi, non seulement le savoir est mis à une distance qui semble quasi infinie de quiconque le cherche, mais la marchandise se tient encore dans une proximité immédiate, à portée de la main, totalement disponible, sans délai. « Environ 65200000 résultats (0,27 secondes) », dit la machine avant de me répondre. Le réseau universel constituant l’expérience commune, la marchandise (producteur ou produit fini, c’est indifférent) en devient l’unique horizon. Pourquoi parlons-nous désormais si rien de ce que nous pouvons dire n’est recouvert par un sens autre, pas alternatif, non, étranger, qui prend possession de nos moyens d’expression, en dispose, les confisque, les capte pour son propre intérêt ? Or, il n’est pas non plus possible de se taire : le silence, en vérité, n’est pas dans notre nature, raison pour laquelle sans doute il fascine, comme quelque chose qui vient d’un autre monde, on peut le désirer quand il y a trop de bruit, le silence, on peut vouloir faire le silence, mais le garder, ascèse, non. Et puis, sache-le, si tu ne parles pas, quelqu’un le fera à ta place. Toute la vie sociale n’est-elle pas ainsi faite : de et par des gens qui parlent à ta place ? Or, pour un être vraiment singulier, toute représentation est un non-sens, une impossibilité. Dès lors, ou bien il faut nous résoudre à une vie sociale aliénante, ou bien. Ou bien, je ne sais pas. N’as-tu pas, souvent, l’impression de faire toujours la même expérience, d’être toujours reconduit au même endroit, un endroit où tu ne désirais pas te rendre, où tu n’aimes pas être ? Et n’as-tu pas, de même, souvent l’impression de tenir entre tes doigts une diversité de fils qui semblent te conduire dans des directions différentes, voire opposées, mais dont tu sais pourtant qu’ils vont tous dans le même sens, conspirent, un sens que tu entraperçois sans clarté encore, mais avec une sorte d’évidence instinctive ? Et si la faille dans le plan de Benjamin avait été de disposer d’emblée (d’)une hypothèse interprétative — le matérialisme historique — pour son immense projet sur Baudelaire et Paris (au fond, le livre des passages et le livre sur Baudelaire ne sont-ils pas un seul et même livre ?) et, au lieu d’accepter de se perdre, dans le labyrinthe des sources, des documents, des textes, des images, s’y refuser par une organisation, une structure, une méthode et ce, alors même que son projet s’exposait au rejet. L’invention est ce qui échappe à la méthode. La pensée est ce qui échappe à l’idéologie. Il faut accepter la part d’idiotisme dans notre langage singulier, surtout quand elle est grande. Or, plus elle est grande, et plus elle se heurte à l’incompréhension et au rejet, plus elle est grande, et plus il nous est difficile de l’accepter. C’est tout le paradoxe de notre langage : comment parler une langue que, au fond, nous sommes les seuls à comprendre ? C’est-à-dire : le langage est public, mais qui veut vraiment parler doit accepter une part plus ou moins grande d’incompréhension. Qui renonce à l’incompréhension accepte que le langage soit une marchandise, le médium de la marchandisation. Un langage absolument public devient absolument privé. Seul un langage traversé d’idiotismes, d’incompréhensions, est en mesure de conserver son caractère public, d’appartenir à tout le monde, tout le monde se l’appropriant dans le processus de compréhension et d’incompréhension.