Parcouru quelque dix kilomètres à pied pour traverser différents passages : la galerie Vivienne, le passage des Panoramas, le passage Jouffroy, le passage Verdeau, le passage de Choiseul. Perspective benjamine, oui, cela fait peu de doutes, c’est à lui que je pensais chaussant mes baskets et nouant mon écharpe autour du cou, mais surtout, partout, je me sens bien, à l’aise, et je trouve beaux ces lieux que je traverse, ces lieux de passage, ces lieux de traverse. Je regarde tout, je vois tout, les yeux grand ouverts, avec une sorte d’émerveillement permanent, comme si, d’une certaine façon, c’était la première fois que je passais par là (ce qui n’est pas le cas, loin s’en faut). C’est une expérience que j’ai déjà faite, et que j’ai déjà relatée, il me semble, l’expérience que voici : je n’ignore rien du caractère inauthentique des choses, de toutes choses, des intérêts qui dessinent les plans de la ville, rien des diverses entreprises de privatisation et d’exploitation dont la ville fait l’objet, rien non plus du peu de sympathie que m’inspireraient sans doute les gens qui peuplent, de façon plus ou moins temporaire, cette ville — touristes, classes laborieuses, cadres dynamiques, jeunes, vieux, il suffit de penser à la musique odieuse dont les voisins du dessus s’assomment tant qu’ils le peuvent, et m’assomment par ricochet, pour m’en convaincre, et quand même j’aime bien, par exemple, notre voisine de palier, son profil longiligne, ses cheveux gris qui tombent juste au-dessus de l’épaule, sa démarche, son visage bon et sa voix idem, je ne suis pas misanthrope, c’est ce que je veux dire, et puis, ce n’est pas la question ici —, j’aime cette ville, et je m’y sens chez moi. Quand j’y pense, et je l’ai peut-être déjà dit, tant pis, alors, si je me répète, je crois que c’est la première fois que je me sens chez moi quelque part : je n’ai jamais vécu dans la ville où je suis né, j’ai quitté trop jeune la ville où j’ai passé mes premières années, je n’ai pas choisi la ville où j’ai grandi, j’ai simplement été mis là, et rien ne m’a jamais paru indiquer que mes parents aient particulièrement aimé la ville où ils m’ont mis, en sorte que l’endroit que, pour la première fois de ma vie, je puis réellement appeler « chez moi », c’est ici : Paris. Le sentiment de cette perpétuelle première fois, ce n’est pas une forme que l’étonnement prend ; c’est au sens premier du terme de la clairvoyance, de la lucidité, non que je me présente toujours devant les choses comme si c’était la première fois que je me trouvais là, comme si c’était la première fois que je les voyais, mais les voir, les choses, avoir le désir de les voir et aller les voir, les choses, renouvelle chaque fois quelque chose d’unique, la répétition de l’acte d’aller voir n’épuisant pas l’expérience, l’expérience se faisant avec l’idée de l’expérience, l’histoire de l’expérience (toute la littérature dans la perspective de laquelle l’expérience est faite, la littérature passée, certes, mais ce que j’écris au moins autant), elle maintient sa nouveauté. La beauté de Paris, ce n’est pas la beauté de Paris. Quand j’ai suivi la rue Falguière jusqu’au bout hier après-midi, et après la rue Falguière la rue Castagnary jusqu’au parc Georges Brassens, j’ai bien senti à un moment — un moment très précis que j’ai ressenti physiquement —, j’ai bien senti que quelque chose craquait dans la ville, qu’il y avait une cassure, une rupture, une fissure, une solution de continuité : la ville avait changé, — déjà, je crois, ce n’était plus vraiment Paris. « Alimentation Falguire », « Alimentation General » étaient les indicateurs que je venais de pénétrer dans une autre ville, peuplée de gens différents, avec des coutumes, des origines, des mœurs différentes. Je ne porte pas de jugement sur lesdites coutumes, origines, mœurs — hier, je crois que je l’ai fait, involontairement, mais à présent, je ne porte aucun jugement, je me contente de faire le relevé de ces différences, d’autant plus librement, si je puis dire, qu’elles sont sensibles. L’administration fait comme si ces frontières n’existaient pas, mais elles sont réelles, bien plus réelles en vérité que les limites administratives de la ville. La beauté de Paris, ce n’est pas la beauté de Paris, parce que Paris n’est pas Paris, Paris n’est pas tout Paris, Paris a beau s’étendre d’ici à là, il me semble que Paris se concentre, se concentre en elle-même, et ce n’est pas seulement de Paris pour les touristes que je parle, Convention, par exemple, c’est encore Paris, mais quelques dizaines de mètres plus loin, à peine, c’est déjà un autre monde alors que les limites administratives de la ville ne sont pas franchies. La pratique de la dérive chez les Situationnistes (je ne sais plus où Debord dit quelque chose comme ça, sans doute dans la « Théorie de la dérive ») avait notamment pour fonction de relever les changements d’ambiance. Ces changements d’ambiance sont les vraies limites de la ville : à l’intérieur, on sait qu’on est passé d’un quartier à un autre (mais les ambiances à l’intérieur de la ville sont homogènes) et à l’extérieur, on sait qu’on est déjà sorti de Paris avant d’avoir passé la frontière. Une cartographie de la ville — interne et externe, donc — devrait prendre en compte ces changements d’ambiance comme les vraies frontières de la ville. Dans son texte sur « Baudelaire et les rues de Paris », Benjamin cite la phrase d’un fou relevée par Marcel Réjà que voici : « Je voyage pour connaître ma géographie. » Cette phrase, je pourrais l’adopter, l’adaptant : « Je marche pour connaître ma géographie de Paris. » Tout comme les Situationnistes eussent pu le faire, eux aussi : « Je marche pour connaître ma psychogéographie. » Sauf que cette géographie atmosphérique n’a rien de psychique, de mental, elle est physique, les limites ne se trouvent pas dans l’esprit de qui marche, elles se trouvent et se font sentir dans la ville même. Si on pouvait encore faire quelque chose de ce mot — « dérive » —, il faudrait le dépsychologiser. Or, on ne peut rien en faire. Alors, faisons simple : contentons-nous de « marcher ». Et, marchons, marchons.