six janvier deux mille vingt-quatre

« Ma promenade préférée est la berge du canal de l’Ourcq. » Pour comprendre ce propos de Baudelaire que rapporte Schaunard dans ses souvenirs que note Benjamin dans sa documentation en vue de son livre, je me mets en tête d’aller à pied jusqu’au canal de l’Ourcq. Et, de la tête aux pieds, m’y rends. Évidemment, pour comprendre ce que Baudelaire entendait par là, il est vain désormais de se rendre là-bas. Aujourd’hui, en effet, le canal, creusé un an après sa naissance, n’a plus rien de commun avec ce qu’il était à l’époque (à qui en douterait, les photographies anciennes que j’ai consultées en témoignent). Mais c’est une remarque assez banale. Comme est banale, je crois, cette scène : quai de la Loire, un type accroupi, qui avait déjà baissé son pantalon, était occupé à déféquer patiemment sous les yeux des enfants en trottinette à qui leur mère, aveugle, indifférente ou bienpensante, disait : « Les enfants, attention aux piétons ! » Ou cette autre : un peu plus loin, sur l’espèce de placette à l’angle du boulevard de la Villette et de l’avenue jean Jaurès, sous les rails du métro aérien, là où, dans la chaleur des bouches d’aération des hommes dorment au milieu des voitures, des passants, et des pigeons détachés, un homme attrapa l’un de ces derniers. Le voyant, je me demandai ce qu’il s’apprêtait à en faire, le tuer sans autre forme de procès, la décapiter avec les dents ? Rien de tout cela ; il se contenta de sourire, de tourner sur lui-même, semblant caresser l’animal qu’il tenait toutefois serré entre ses mains, et le relâcha peu après. Les images de ces scènes se heurtent avec une troisième : plus loin, quai de la Tournelle, c’est donc du chemin du retour que je parle, j’entendis des cris stridents, cris d’un oiseau qui semblait venir à ma rencontre, et m’aperçus bientôt qu’un femme, d’un certain âge, tenait perché sur le guidon de sa trottinette électrique un superbe cacatoès blanc qui, sa crête érigée, manifestait ainsi bruyamment son contentement. Au moment de traverser la rue, l’engin s’immobilisa, la dame se décala légèrement sur sa droite pour laisser l’oiseau, perché sur la partie gauche du guidon, déféquer, l’oiseau déféqua, et l’équipage repartit. Tout tourne en rond, pensé-je à présent, mais pas en un cercle parfait, non, tout se heurte dans ce labyrinthe étrange où les significations se diffractent, se convertissent les unes dans les autres, se cognent contre les parois de leur existence impossible, se fracassent contre les murs de l’impossibilité de mon existence. Baudelaire, donc, note Benjamin : « Dans Schaunard, Souvenirs, Paris, 1887 (cit. Crépet, p. 160) : “La campagne m’est odieuse, dit Baudelaire pour expliquer sa hâte à s’enfuir d’Honfleur, surtout par le beau temps. La persistance du soleil m’accable… Ah ! parlez-moi des ciels parisiens toujours changeants, qui rient et qui pleurent selon le vent, et sans que jamais leurs alternances de chaleur et d’humidité puissent profiter à de stupides céréales… je froisserai peut-être vos convictions de paysagiste, mais je vous dirai aussi que l’eau en liberté m’est insupportable ; je la veux prisonnière, au carcan, dans les murs géométriques d’un quai. Ma promenade préférée est la berge du canal de l’Ourcq.” [J 31, 2] » (Baudelaire, p. 155.) Ironique, presque trop, légendaire, déjà, me semble-t-il, faux, sans aucun doute, ou alors prémédité, posé, comme sachant que l’interlocuteur apprend par cœur ce que vous êtes en train de lui dire pour le raconter, plus tard, dans ses mémoires. Mais que m’a-t-il pris, alors, si je sais que tout est faux, que m’a-t-il pris de parcourir ces vingt-et-un kilomètres à pied pour aller voir quelque chose qui n’existe plus et dont ne demeure que la légende apocryphe ? Je l’ignore. Peut-être ai-je l’impression que, si je reste immobile chez moi, mon existence va perdre tout sens, ou plutôt que le non-sens absolu de mon existence va se révéler de façon trop criante, trop cruelle, à moi. Peut-être ai-je l’impression que je fais quelque chose en marchant, ne serait-ce que : inventer de la matière à écrire. Que je travaille ou non, me suis-je dit sur le chemin de l’aller, pensant notamment à cet article remis fin septembre et qui n’a toujours pas paru, qui ferait mieux à présent de ne paraître jamais, que je travaille ou non, cela ne sert à rien, tout est banalement vain, et je n’ai personne à qui parler. Avant, il y avait S., l’Argentin, au moins, mais c’était il y a si longtemps, déjà, « avant ». C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée, mais sans doute quelqu’un l’aura eue avant moi, l’idée d’une application, dénommée Friendr, sur le modèle de Tinder, mais pas pour trouver des gens avec qui baiser, non, pour trouver des amis. Et puis, j’ai tout oublié, je me suis contenté de marcher, de regarder autour de moi, place de la République, comme toujours, semble-t-il, il y avait une manifestation, le long du canal Saint-Martin, où je me suis dit que ce serait un endroit où je pourrais vivre, mais en ce moment tous les endroits par où je passe dans Paris, tous les endroits ou presque, dois-je préciser par honnêteté immobilière, je pourrais y vivre. L’application, j’y ai de nouveau pensé, rue Saint-Antoine, au niveau de la station Saint-Paul, à peu près, après avoir croisé Antonin Crenn, que je ne connais pas vraiment, et à qui je n’ai pas dit bonjour alors que j’ai eu l’impression qu’il me reconnaissait aussi, tout comme moi lui, parce que ce n’est pas le genre de choses que je fais. Est-ce que ce devrait être le genre de choses que je fais ? Je ne sais pas. Pensant à Friendr, à Antonin Crenn, à la déception que m’avait inspiré mon existence avant de partir (m’habillant, je m’étais dit : « J’attendais tellement mieux de la vie », ce qui est une remarque désespérante, même si, à présent, je ne sais pas très bien ce qu’elle veut dire, je ne sais pas très bien ce que j’ai voulu dire par là, je ne sais pas très si seulement elle veut dire quelque chose ou si elle exprime simplement une forme de lassitude, de déception, d’ennui), je me suis dit que j’aurais peut-être dû l’arrêter, m’arrêter, lui parler, mais n’aurait-ce pas été affreusement compliqué ? Et puis, j’avais déjà mal aux pieds et encore quatre kilomètres à parcourir. Aussi, me suis-je contenté de rentrer, avec l’idée bizarre, pendant quelques instants, qu’Antonin Crenn était en train de me suivre. Mais je ne me suis pas retourné, j’ai poursuivi mon chemin, sans plus songer à rien qu’éviter de percuter des touristes, je crois, ne me disant plus rien, sinon que j’avais soif, sinon que j’avais faim.