Chaque jour, j’essaie. Et peut-être est-ce insuffisant. S’il arrive, en effet, qu’on se dise : « Ça suffit pour aujourd’hui », pour qui recommence chaque jour, en revanche, c’est un peu comme une sorte de plaisanterie destinée à un cercle restreint d’initiés ; rien ne suffit jamais, sinon, un seul jour serait assez, bien assez pour toute une vie. Mais alors, combien de jours sont assez ? De la difficulté à dénombrer les jours, il ne résulte rien : comme nous ne savons pas combien, il faut continuer. C’est une forme d’anti-aristotélisme, ἀνάγκη στῆναι, disait-il Aristote, lui (Physique, VIII, 256a29), si l’on veut, tant il semble vrai qu’il ne faut pas s’arrêter, la vie s’en chargeant très bien pour nous. (Et encore qu’on s’emploie à nous persuader du contraire, pour qui a quelque sentiment qui l’attache, toujours un peu trop tôt, c’est à craindre.) Qu’il faille continuer, que ce soit nécessaire de continuer, ce n’est pas la peur du désœuvrement qui doit nous guider dans cette voie, nulle peur ne doit nous guider, ni peur ni certitude, avancer dans le doute, mais non sans joie. Et par joie, je n’entends ni la franche rigolade ni le ricanement moqueur, mais la détermination à ne pas se laisser faire par les choses, c’est-à-dire : n’être pas une chose parmi les choses. Chaque jour que j’essaie est un bon jour. Pour essayer, mais surtout pour vivre. Qui n’essaie plus est un mourant qui s’ignore ou qui s’est résigné. Et c’est vrai que je vieillis, et c’est vrai que je suis vieux, et c’est vrai que des années ont passé, et c’est vrai, leur passage se voit, il y a des traces, visibles, sur le visage, partout. Or, contre cela, que puis-je ? Rien. Faut-il dès lors que je me résigne à mon impuissance ? Faut-il que je me laisse absorber par elle ? Mais est-ce vraiment impuissance ? Comment, c’est-à-dire, comment la réalité en tant que telle serait-elle impuissance ? Si elle l’était, alors, tout serait toujours demeuré à l’arrêt. Et le temps ne passerait plus. Là-contre, il n’y a rien à opposer. Il faut laisser le temps passer. Il faut continuer. D’ailleurs, il n’y a rien à opposer à rien ; il faut composer. Chaque jour, j’essaie. Ne nous laissons pas duper par qui nous dit : « Chaque jour, je sais. » Qui le dit, ignore tout de tout. De soi tout comme du monde. Et, si ne nous dupe pas — nous valons tout de même mieux que ça —, se dupe soi-même. La certitude est un coup d’arrêt. Qui nous fait accroire que nous pouvons nous reposer, que nous pourrons un jour nous reposer. Or, il ne faut pas s’arrêter. Il faut tout mettre en mouvement, tout mettre en branle. Nous ne sommes que de faibles mécanismes qui, repus, sommes foutus. C’est notre faiblesse, notre borne ; sans doute, est-ce notre chance, aussi.