Il neige. « Il neige ! », aurais-je envie que la ville entière s’exclame, étonnée, d’une seule voix, et que le cours des choses ainsi, tout à coup, s’interrompe, s’arrête, voire. Le cours des choses, la voilà, l’authentique barbarie. Normal, le mal. Les choses vont, se font, passent, comme le temps, « c’est la vie », dit-on, mais sait-on seulement ce que c’est la vie ? Faut-il l’avoir vécue toute entière, la vie, pour savoir ce qu’elle est ou suffit-il d’un certain temps, mais alors combien, un jour, un mois, un an, un siècle ? Questions dans les questions, crois-je toucher le fond des choses en procédant ainsi ? C’est-à-dire que, non, je ne procède pas. Ne me le suis-je pas reproché, d’une certaine manière, la semaine dernière, reproché de ne pas avoir de méthode et, par voie de conséquence, de ne pas savoir où aller, où je vais ? « Reprocher », je ne sais pas si c’est le verbe qui convient ; je me suis dit, dirais-je plus sobrement, que je n’avais pas de méthode, encore que, faire la même chose, avec détermination, malgré l’indifférence générale du milieu, de la critique et du public (quasi générale, l’indifférence, je t’accorde la nuance au nom de l’idée que nous nous faisons toi et moi de la justice), faire chaque jour la même chose, et que cette chose, en outre, ou par là même, que cette chose soit chaque jour différente, qu’est-ce, sinon une méthode, un chemin, une voie ? Ainsi, métamorphosé-je l’univers. Dans le jardin, tout est calme, presque désert. Pendant que la science fait des prévisions météorologiques à l’envers, je flâne comme un flocon, au gré du vent qui le porte de çà de là. Jeu de mots imbécile, hier au soir, je me suis souvenu du site de rencontres sur lequel S. m’avait inscrit : Meetic. C’était il y a si longtemps que j’ai l’impression d’être un animal préhistorique. Mais la vie a-t-elle tellement changé depuis lors ? Pas sûr ; c’était encore le début. À présent, c’est pire, et c’est tout. J’avais envoyé un message à une fille que je trouvais jolie, je m’en souviens, elle était brune, message auquel, bien entendu, elle n’a jamais répondu et, comme je ne savais pas comment on fait la conversation pour séduire, je ne sais toujours pas comment on fait, soit dit en passant, j’en étais resté là avec à peu près le sentiment qu’un tel usage du langage était impossible, du moins pour moi. Plus tard, je me souviens que S. nous racontait, à Nelly et moi, les rencontres qu’il faisait et, s’il serait injuste, aujourd’hui, de dire qui de nous deux devait ou doit être le plus malheureux, d’autant que nous ne nous voyons plus depuis quelques années, à mon sens, la chose ne faisait ni ne fait guère de doute. J’ai pensé à cela en parlant hier avec L., qui me raconte parfois qu’elle vient de s’inscrire ou de se désinscrire de Tinder, parce qu’elle venait de me dire qu’il y avait la possibilité de cocher des cases pour préciser quel usage on entendait faire de l’application et que, parmi ces usages, il y en avait un qui s’appelle « se faire des amis », un peu comme mon Friendr, c’est-à-dire. Et voilà, c’est tout. Qu’il n’y ait aucun rapport entre la neige et ces divagations sur les applications de rencontre, cela ne signifie pas qu’elles ne soient pas liées : elles le sont, comme le sont toutes les strates de mon esprit. En tout cas, je n’entends pas en chercher un autre. Je laisse faire les choses, je laisse les choses se faire, me rendant disponible à elles ; est-ce elle, ma méthode ? Peut-être. Ce matin, dès que Nelly est sortie accompagner Daphné à l’école, j’ai commencé à écrire dans mon cahier au bison rouge ce qui m’était venu l’instant d’avant à propos d’une virgule omise dans mes écritures d’hier. J’ai tant écrit que j’en ai presque oublié d’apporter la correction de la virgule manquante. Ensuite, je suis sorti, et c’est dans ce détour enneigé de quelque dix kilomètres pour revenir à mon point de départ, chez moi, que j’ai découvert en y apportant mentalement certaines modifications pourquoi j’avais écrit cette page, à quoi elle était destinée. Ce faisant, j’interromps cette rédaction pour m’occuper de l’autre avant de revenir ici, achever avec les mots que voici : Huitième jour sans alcool, — comme si, peu à peu, l’esprit trouvait de nouveau comment s’orienter dans ce labyrinthe qui est son lieu propre.