neuf janvier deux mille vingt-quatre

Il a neigé cette nuit. Suffisamment pour que, par endroits, dans la ville, au réveil, on en voie encore les traces et que certaines routes soient fermées à la circulation, mais pas assez pour que toutes les routes soient fermées à la circulation. Daphné me raconte qu’elle a regardé la neige tomber par la fenêtre après s’être réveillée. Et j’envie son bonheur. Dans l’espoir d’en connaître un pareil au sien, après avoir mis sens dessus dessous le périmètre situé autour de notre lit pour retrouver mon alliance que, ne la trouvant pas à mon doigt, ce matin au réveil, j’ai supposé que je l’avais perdue durant la nuit, alors qu’elle se trouvait tout simplement au fond du lit, je suis sorti dans le froid du matin, me suis rendu au cimetière, encore couvert d’une fine pellicule de neige, et j’ai pris en photographie ce que je voyais. Sans que je sache très bien comment, mes pas m’ont conduit sur la tombe de Julio Cortázar, que j’ai prise aussi en photographie, et c’est là que je me suis souvenu qu’avant de publier les livres que j’ai publiés chez Actes Sud, je m’étais rendu, de temps à autre, là, sur la tombe de cet écrivain mort, pour lui demander conseil, pour qu’il me dise quelque chose, pour qu’il me réconforte, pour que je ne me sente pas trop seul. À ce moment-là de ma vie, les écrivains morts étaient les seuls à qui je pouvais confier ma peine, à qui je pouvais dire mes angoisses, ma peur, sans craindre de passer pour un raté, un aigri, un casse-couilles, que sais-je ? et, quand même je n’aimerais pas tant que cela les livres de Julio Cortázar, il me semblait qu’il faisait un bon confident. Peut-être parce qu’il était argentin, peut-être, tout simplement, parce qu’il était mort. Est-ce de là qu’est venue l’idée de l’obsession pour les tombes d’écrivains morts du narrateur de Pedro Mayr ? Je me souviens que mon éditrice avait suggéré que je parle simplement de « tombes d’écrivains » parce qu’elle trouvait que « tombes d’écrivains morts », c’était un peu un pléonasme, et qu’il avait fallu que je lui explique en réponse que c’était le narrateur, obsédé par la mort, les écrivains, et les tombes d’écrivains morts, qui s’exprimait ainsi parce que c’était son obsession qui parlait à travers lui quand il parlait comme cela. Est-il possible de moins comprendre ? Probablement. Mais ce n’était ce que je voulais dire. Ce matin, quand j’ai pris la photographie de la tombe de Julio Cortázar, je me suis simplement souvenu qu’il m’arrivait de venir lui rendre visite sur sa tombe pour lui dire : « Dis-moi, Julio, est-ce que tout cela a un sens ? Est-ce sensé, Julio, sensé de souffrir autant pour quelques signes noirs sur des bouts de papier blanc ? » Si c’était sensé ou non, Julio ne m’a jamais rien dit à ce sujet, et moi, à vrai dire, je ne suis pas certain que ce le soit. Je me suis souvenu de ce que je lui disais, ou alors j’ai tout imaginé, pour combler les lacunes de ma mémoire, mais je ne me suis pas adressé à lui, comme je le faisais, je ne lui ai rien demandé, rien dit, même pas : « Bonjour, Julio. Comment va depuis le temps ? », non, rien, pas un traitre mot. Est-ce une trahison de ma part ? Je ne sais pas. Tant de choses ont changé et si peu de choses ont changé : j’ai publié le livre que je voulais publier, d’autres livres ont suivi, j’ai cru que ça allait marcher, et puis tout a encore échoué, et je me retrouve à présent dans une situation à peu près semblable à celle dans laquelle je me trouvais avant que je publie le livre que je voulais publier et les autres. C’est la vie, il paraît. Est-ce que la foi — « foi », pourquoi est-ce que j’emploie ce mot et pas cet autre : « angoisse », pour dire ce que je ressentais alors ? alors que, dans mon esprit, en ce moment, ils veulent dire la même chose, parce qu’ils veulent dire la même chose ? — est-ce que la foi, la foi ou l’angoisse, la foi c’est-à-dire l’angoisse, l’angoisse ou la foi, l’angoisse c’est-à-dire la foi, la foi qui m’habitait alors ne m’habite plus aujourd’hui ? Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je crois que la foi comme l’angoisse m’habitent et que cette étrange colocation, ce sera la mienne toute ma vie. Alors quoi ? Je ne sais pas. Peut-être écrire une sorte de Catalogue des cimetières ? Et puis quoi encore ?