Histoire avec les extrémités (dix-neuf janvier deux mille-vingt quatre)

Le pied droit
Ce matin, à l’endroit où mon pied aurait dû se trouver, il y avait un pied qui n’était pas mon pied. C’était déstabilisant de se trouver soudain avec un seul pied et un autre qui n’est pas le sien, d’autant plus déstabilisant que, de quelque façon qu’on le regarde, au fond, rien ne ressemble plus à un pied qu’un autre pied, surtout à la place où devrait se trouver, normalement, un pied. Un pied au bout d’une jambe, il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire. Je regardais ce pied étranger et je ne le reconnaissais pas. Si je n’avais jamais vu mes pieds, j’aurais pu me dire, peut-être, que c’était un pied comme un autre, surtout que c’était un pied comme un autre, mais ce n’était pas un pied comme un autre. Son pied et un autre pied, ce n’est pas la même chose : le soi du pied possède une qualité que l’autre n’a pas, une qualité qui a un je-ne-sais-quoi d’indéfinissable, mais qui est toutefois suffisamment définissable pour que, quand on le voie, on se dise, « Ah oui, pas de doute, celui-là, c’est le mien, de pied. » Avant, à la télévision, quand enfant je n’avais pas le droit de la regarder, il y avait un jeu où, à un moment, les candidats devaient dire si telle ou telle partie du corps photographiée qu’on leur montrait était celle de leur partenaire ou non. Tournez manège ! Même sur un pied ? Rien n’est moins sûr ? Est-ce que, moi, si l’on me montrait des pieds, des photographies de pieds pris sous divers angles, mais anonymes, parmi tous ces pieds, si les miens s’y trouvaient, est-ce que je reconnaitrais les miens ? Là, encore dans mon lit, un peu abasourdi par la découverte que je venais de faire, j’ai regardé ce pied dont je ne savais que faire, pas possible par exemple de le démonter pour remettre le mien à la place, et je me suis demandé : « Mais à qui il est ce pied ? Et mon pied, mon pied à moi, il est où ? » Sans réponse à la question, j’ai décidé de me lever et, à mon grand étonnement, le pied — c’est un détail, mais c’est le droit —, le pied droit a suivi. Je m’attendais à ce qu’il rechigne, refuse de se laisser commander, je me disais : « Tu vas voir, je vais encore devoir me traîner comme la dernière fois… », mais non. La dernière fois ? Oh, non, rien à voir. Je marchais pieds nus et le pied suivait, mais il était étrange, je ne le reconnaissais pas, bien qu’il fût tout à fait fonctionnel, c’était comme si l’on m’avait greffé un corps étranger pendant la nuit, étranger mais parfaitement adapté à ma morphologie, à ma démarche, un pied en tous points indiscernable du mien, à cette qualité près, ce je-ne-sais-quoi qui fait qu’une chose n’est pas simplement une chose parmi d’autres choses, comme il peut y en avoir tant et tant, mais soi, qu’un pied n’est pas un pied comme on peut en croiser tant et tant au cours d’une journée, non, mais son pied, oui, son pied à soi. Je me suis assis et j’ai observé attentivement : pas la moindre trace de cicatrice. Ergo, hypothèse de la greffe : exclue. Alors, comme c’est ce que je fais tous les matins quand c’est mon pied à moi qui se trouve à la place où mon pied à moi devrait se trouver, je me suis fait un café. Quand je suis sorti de la cuisine avec ma cafetière à la main (c’était la mienne, pas de doute, ce genre de choses-là, aussi, se savent), sans que rien ne l’annonce d’une quelconque manière, je me suis aperçu que mon pied était revenu. Tout était exactement comme au réveil, sauf que, à la place de l’autre pied, il y avait mon bon vieux pied à moi. Je me suis senti soulagé. Je me suis dit : Est-ce qu’il ne faudrait pas que j’en parle à quelqu’un ? Oui, mais à qui ? Et puis, pour passer pour un fou, comme la dernière fois ? La dernière fois ? Oh, rien à voir, la dernière fois. Ça, c’est toi qui le dis. Je me suis dit qu’il valait mieux que je n’en parle à personne, je risquais encore d’avoir des problèmes et que je me contente de consigner la chose par écrit, comme donc je viens de le faire à l’instant. Voir si, des fois, ça ne se reproduit pas.

Le gros orteil
« La secrète épouvante causée à l’homme par son pied, est une des explications de la tendance à dissimuler autant que possible sa longueur est sa forme. Les talons plus ou moins hauts suivant les sexe enlèvent au pied une partie de son caractère bas et plat.
« En outre, cette inquiétude se confond fréquemment avec l’inquiétude sexuelle, ce qui est frappant en particulier chez les Chinois qui, après avoir atrophié les pieds des femmes, les situent au point le plus excédent de leurs écarts. Le mari lui-même ne doit pas voir les pieds nus de sa femme et, en général, il est incorrect et immoral de regarder les pieds des femmes. Les confesseurs catholiques, s’adaptant à cette aberration, demandent à leurs pénitents chinois “s’ils n’ont pas regardé les pieds des femmes”. »
Georges Bataille, « Le gros orteil », Documents, n°6.

Le pouce de la main gauche
Quand je me suis coupé les ongles des mains, ensuite, je me suis rendu compte que cette tache qui occupait un petit périmètre à la surface de l’ongle de mon pouce gauche, une tache de la taille d’une petite tête d’épingle, ce qui pour un doigt, fût-ce un pouce, n’est pas si petit que cela, cette tache aurait bientôt complètement disparu. Après la coupe de l’ongle, il n’en restait plus qu’une infime trace, présence imperceptible pour qui ne saurait pas, comme moi, que le premier novembre deux mille vingt-trois à Daoulas dans le Finistère, alors que la tempête Ciaran s’apprêtait à déferler sur les côtes bretonnes, entreprenant de réparer le flexible de la douche que Daphné venait d’abîmer, je ne suis parvenu qu’à cela, c’est-à-dire : cette marque, sang coagulé sous l’ongle qui, pendant tout le temps de la pousse de l’ongle, soixante-dix neuf jours, se sera déplacée avec, jusqu’à disparaître, ou presque, donc, aujourd’hui. Soixante-dix neuf, me suis-je demandé, voyant que cette trace allait bientôt disparaître pour toujours, est-ce le nombre de l’oubli ? Le temps qu’il faut pour oublier, cela paraît peu probable, aussi peu que le temps dont le corps a besoin pour se préparer à l’oubli, expulser hors de nous les traces physiques qu’inscrivent en nous les marques du souvenir, les cicatrices pouvant rester visibles, sensibles, douloureuses, intactes elles, au contraire de nous, toute une vie. Quelque chose nous rappelle. Et nous, nous oublions. Si j’étais rivé à mes souvenirs, je ne serais plus qu’une mémoire, une coquille vide avec plein de choses dedans.

Le petit orteil
Pour qui aime à aller nus pieds, le petit orteil est fréquemment victime de chocs (plinthes, meubles, angles divers, objets égarés, etc.). Ainsi, le mien, à gauche, est-il pourvu d’une petite bosse.