Simplement écrire la date, chaque jour, est un bonheur. N’est-ce pas étonnant que quelque chose de si simple puisse me procurer un tel sentiment de plénitude, d’accord avec le monde ? Je n’en avais jamais eu clairement conscience, je crois, jamais avant aujourd’hui — en tout cas, je ne l’avais jamais formulé ainsi, peut-être est-ce que je ne l’avais jamais perçu — et, si je ne dirais pas que c’est pour cela que j’écris, chaque jour, pour le plaisir simple et inlassablement répété d’écrire la date, le savoir, savoir qu’écrire la date de chaque jour avant même d’écrire quoi que ce soit d’autre m’emplit de joie, ce savoir m’emplir de joie, derechef. Pourtant, le monde est un immense fatras d’absurdités, peuplés d’autochtones ahurissants, et écrire la date ne sauve nul d’entre eux, ne rachète aucune faute, non, alors quoi ? Alors, rien. C’est comme cela, le geste toujours le même de dire le jour, savoir quel jour on est, l’écrire, comme si cela n’allait pas de soi, comme si ce n’était pas donné, comme si c’était quelque chose d’important. Si le monde n’était pas le fatras d’absurdités qu’il est, peut-être, le geste d’écrire chaque jour la date avant de commencer à écrire aurait-il quelque chose de superfétatoire, de fastidieux : à quoi bon se repérer dans le temps si le monde est un paradis ? Dans le monde parfait, parfaitement ordonné, parfaitement clos, parfaitement ignorant, du jardin d’Éden, il n’y a pas besoin de temps parce qu’il n’y a pas besoin de suite, il n’est pas besoin d’avoir de la suite dans les idées parce que le monde est en ordre, exactement comme il a toujours été, exactement comme il devrait toujours être. Or, dès que le monde déraille, sort des voies tracés par cet ordre immuable, semblait-il encore à l’instant, le temps est disloqué, il faut faire un effort pour s’y retrouver : chaque expérience est une expérience de la perte, chaque expérience est une expérience de l’égarement, chaque expérience est une expérience du désespoir. Inscrire la date, chaque jour, est un ordre minimal, qui n’impose nulle hiérarchie, nul ordre de pouvoir, qui se contente de faire la seule chose que l’on puisse faire quand il n’y a rien d’autre à faire, compter les jours, comme un détenu qui, sur les murs de sa cellule, avec un stylet de fortune, gratte la pierre pour graver le passage du temps et, au creux de ce temps qui passe inlassablement, inscrire sa présence. Si le temps se contentait de passer, sans personne à bord, il n’y aurait pas de date, pas de jour à écrire. Un peu comme toute écriture est un récit de rêve, ai-je écrit hier, toute écriture est un journal de bord : sans que jamais je ne l’aie réellement désiré, je suis embarqué dans l’existence et, si je ne sais pas où je vais, je puis au moins écrire que je suis passé par ici, tel jour, c’était un lundi, je m’en souviens. Est-ce que je m’en souviens ? Je ne sais pas. Peut-être que je me contente d’inventer tout cela, après coup, dans l’espoir de donner une certaine cohérence rétrospective à ce qui n’était sans doute pas destiné à en avoir. Peut-être que c’est ce que je puis faire de mieux. Peut-être que c’est n’importe quoi. Écrire la date avant d’écrire, c’est presque le silence : c’est encore lui et ce n’est plus tout à fait lui. En écrivant la date à l’instant, avant de commencer à écrire, j’ai songé que je n’étais pas prêt à donner au monde ce que le monde semble exiger de moi pour me laisser exister. Et cette illumination quasi sans durée — tout juste le temps d’écrire la date — m’a semblé précieuse. Les ahurissants autochtones qui peuplent le fatras d’absurdités dans lequel ils nous obligent à vivre avec eux consentent à donner au monde ce qu’il exige d’eux : cette chair en vain, ces lambeaux de pensées, ces débris de clartés qui constituent une forme commune de l’univers. Je n’ai pas besoin de cette communauté avec eux. Je n’ai pas besoin de partager quoi que ce soit avec eux ; le simple fait que je partage la quasi totalité de mes propriétés personnelles avec eux (caractéristiques physiques et morales) est déjà trop. Embarqué dans cette existence, je n’ai pas besoin de chercher quoi que ce soit de commun, il y a déjà trop de choses en commun, mais écrire la date, chaque jour, chaque jour avant d’écrire, et sentir que c’est déjà écrire, que toute l’écriture est déjà là, dans ce commencement, à mi-chemin exact entre le non-sens et le sens, dans la naissance de quelque chose, quelque chose qui vient au jour, c’est une expérience d’une rare profondeur que chaque jour renouvelle, dans la célébration ordinaire du temps, que chaque jour, je renouvelle, avec un doux et incomparable bonheur.