Dans la vitrine de la librairie, de temps en temps, il y a un livre de moi, jamais un livre que j’ai écrit, non, seulement un livre que j’ai traduit, mais c’est mieux que rien, je me dis, sans savoir si oui ou non, c’est réellement mieux que rien. Quand je vois dans la vitrine de la librairie un de ces livres de moi que je n’ai pas écrits mais que j’ai traduits, je me dis qu’il faudrait tout de même que je me décide à entrer dans la librairie, un de ces jours, autrement qu’en client, c’est ce que je veux dire, que j’entre autrement qu’en client, donc, et que je dise aux libraires, vous savez, j’écris aussi des livres, des romans, des essais, des poèmes, des livres qui pourraient vous intéresser, enfin en tout cas vous pourriez vous y intéresser, à mes livres, après tout, c’est votre métier, mais je ne le fais jamais parce que je ne me sens pas capable de faire une démarche de ce genre, et si je me dis en l’écrivant que cela peut sembler étrange, pour moi, ce n’est pas étrange, c’est naturel, ce genre de choses ne doivent pas venir de moi, on doit venir à moi, ce qui fait de moi un écrivain anti-promotionnel, un cas passablement pathologique à une époque comme la nôtre où tout le monde est si désireux de vendre, de se vendre, de vendre n’importe quoi, sa mère, même si elle est déjà morte, sa mère ou sa petite culotte, mais je n’y peux rien, c’est ainsi que je sens les choses, tout simplement, et je n’ai pas envie de trahir une des rares choses qui me semblent à peu près vraies en ce monde, alors je n’entre pas dans la librairie, et les libraires ne faisant que très rarement preuve de curiosité, en cela les libraires ne sont pas différents des gens en général — cela ne nous rassure-t-il pas sur « la nature humaine » ? —, ils ne cherchent pas à savoir qui est ce Jérôme Orsini et est-ce qu’il n’aurait pas fait quelque chose d’autre par ailleurs par hasard par bonheur ? Je passe donc devant la vitrine de la librairie, je me dis, tiens un livre de moi, ça change, sinon c’est un livre de Pascal Quignard ou de Marc Lévy, et surtout, je passe mon chemin. Ce matin, quand je me suis souvenu qu’hier j’avais vu un livre de moi dans la vitrine de la librairie, en passant devant la vitrine de la librairie, j’ai voulu prendre en photographie la vitrine de la librairie, histoire de faire un bon mot ensuite, avec la photographie de la vitrine de la librairie, mais il y avait un vieux qui traînait devant la vitrine de la librairie, j’ai eu envie de lui mettre un coup de pied pour qu’il dégage, mais je ne l’ai pas fait, je suis décidément quelqu’un de bien élevé, j’ai attendu qu’il parte, mais les vieux, c’est lent, ça met du temps à partir, et j’ai pris ma photographie, mais je n’ai pas fait de bon mot. Je n’y ai pas pensé sur le moment, mais je me demande à présent si, parfois, les libraires se demandent si ce type qui prend en photographie leur vitrine ne serait pas l’auteur d’un des livres qui s’y trouvent, mais en fait je pense que les libraires s’en foutent, comme à peu près tout le monde (« la nature humaine »). Moi, quoi qu’il en soit, j’ai pris la photographie que je voulais prendre, et puis je suis parti. Mais je n’ai pas fait de bon mot. Je trouve qu’il y a trop de mauvais mots pour prendre le risque d’en faire des bons. Je me suis contenté de marcher pour essayer d’aller un peu mieux. Depuis que j’ai été malade, la semaine dernière, semaine durant laquelle je n’ai que très peu dormi, je me sens lent, pas lourd, lent, j’ai l’impression d’aller au ralenti, de marcher au ralenti, de penser au ralenti, de vivre au ralenti. Je sais que ce n’est très probablement que temporaire, mais cela me préoccupe un peu trop, je crois, tout ce temps qui m’échappe tandis que le temps ne cesse de passer, car ce temps qui m’échappe, c’est du temps durant lequel je ne fais rien, n’écris pas de livres, n’écris pas les livres que je voudrais écrire. Au lieu de cela, je cherche une idée dans un brouillard épais. Mais ce n’est pas épais. Et il n’y a pas de brouillard. Ce n’est que moi, incapable que je suis d’avoir une pensée claire, une pensée vive, une pensée réelle, une pensée vivante. Je tousse et, si je n’ai plus l’impression en toussant que mon cerveau vient se fracasser contre les parois intérieures de mon crâne, notamment l’intérieur de l’os qui se trouve derrière le front, je me fais l’impression d’une sorte de vieux phtisique qui attend le moment de passer de vie à trépas. Pourtant, j’ai conscience du miracle de mon existence. Et c’est ainsi que je me suis émerveillé, tout à l’heure, entre deux quintes de toux, devant la réalité que, au monde, il s’était un jour trouver un être pour vouloir un enfant avec moi et que, malgré le monde — c’est-à-dire : mon indésirabilité sociale, qu’on faisait sentir à Nelly, chez G., notamment, mais que d’autres ne manquent pas de lui faire sentir diversement ; nombreuses sont les voies du malin —, notre amour demeure réel. J’ai essayé de rassembler suffisamment d’énergie pour penser quelque chose de réel, quelque chose d’aussi réel, mais je n’y suis pas parvenu. Tout ressemble à ces milliers de signes que je trace ces derniers jours, des lambeaux d’un tout inexistant, des épaves sans navire, des riens de rien. Peut-être ne sais-je toujours pas comment me défaire de la psychologie du moi, m’extraire définitivement de mon époque, passer dans un autre monde, une autre dimension de l’existence. Mais est-ce à cette vieille chose fatiguée que je suis depuis la semaine dernière qu’il faut demander un tel effort ? Est-ce raisonnable ? Ne faut-il pas la laisser être, elle qui n’a pas flanché, même quand j’étais épuisé par la fièvre, écrivant chaque jour sans faillir, faisant de chaque jour un bon jour ? Et moi, ne faut-il pas me laisser dormir ?